Douter des évidences dans la pratique sportive
Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, maîtresse de conférences en histoire du sport et éducation physique, est responsable du parcours de master Egal’APS à l’Université Lyon 1. Elle a répondu à nos questions dans le cadre de la création de notre exposition itinérante sur le thème genre et sport.
En quoi consiste le Master EGAL’APS ?
Le parcours de master EGAL’APS (Egalité dans et par les Activités Physiques et Sportives) est centré sur une thématique, et non sur un métier précis ou sur un public. Ces thématiques sont : l’égalité entre les sexes et les sexualités et la lutte contre les discriminations. Au sein du master EGAL’APS nous formons des professionnel.les des questions d’égalité, cela peut être des entraîneur.es, des enseignant.es qui viennent se spécialiser ou plus largement des cadres spécialistes des questions de genre dont la mission sera de mettre en place des politiques d’égalité au sein soit des collectivités territoriales, soit des fédérations ou délégations régionales, soit des structures privées, soit du système éducatif. Les étudiant.es pourront être des chargé.es de mission développement ou égalité et ce dans tous les secteurs professionnels du sport.
Les étudiant.es en STAPS sont-ils/elles évalué.es avec des barèmes différenciés lors de la pratique d’APS?
Il faudrait poser la question aux prof.fes d’activités physiques et sportives de l’UFR STAPS ! Dans le parcours Egal’APS, nous n’avons pas d’enseignement des APSA mais nous réfléchissons sur ces usages des barèmes différenciés dans plusieurs enseignements comme les UE Genre et intervention et l’UE Genre et analyse des discriminations. Personnellement, dans le cadre d’un de mes enseignements d’histoire, je montre comment la discipline scolaire EPS a participé à la construction de la Différence des sexes (Mosconi, 2017) notamment par l’intermédiaire de ces barèmes différenciés. A l’UFR STAPS, nous avons des collègues, notamment en athlétisme, qui réfléchissent aux modalités didactiques nécessaires à la réduction (disparition ?) de cet usage. Cette dynamique est assez innovante et pour l’instant marginale, me semble-t-il dans la profession.
Que pensez-vous des barèmes différenciés au sein de l’éducation nationale ?
On est là dans l’institutionnalisation de la séparation des sexes qui est un grand classique du monde sportif. En EPS, ces barèmes différenciés datent des années 1950 au moment où se démocratisent les pratiques d’athlétisme à destination des filles et des garçons. Ils reproduisent et légalisent une vision différenciante et naturalisante des corps et des capacités physiques associées. En fait, ils fonctionnent sur le principe que l’anatomie des corps dirait tout des capacités physiques (ce qui est faux) et font totalement abstraction des facteurs environnementaux, tels que l’entraînement. Ils sont le résultat à la fois d’une représentation infériorisante des capacités des femmes (le corps des femmes est perçu comme plus faible) et d’une pratique inégale (la socialisation sportive de la plupart des jeunes filles est moindre). Du coup, ils sont présentés comme un principe de justice mais ne permettent de questionner ni les raisons des différences de niveau sportif entre les filles et les garçons, ni les injustices qu’ils génèrent par la globalisation produite (ni le groupe des filles, ni celui des garçons ne sont homogènes entre eux).
Grâce aux études de genre, les représentations sur les corps doivent évoluer. On doit pouvoir identifier les inégalités à l’œuvre pour questionner les écarts de pratique et de niveau entre les femmes et les hommes. On doit pouvoir intégrer ces résultats dans une dynamique historique (les résultats d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui et pourtant le corps des femmes n’a pas muté !). Enfin, on doit pouvoir questionner l’expérience sportive des élèves et le déficit de certain.es pour mettre en place, pas seulement des dispositifs de compensation, mais des politiques sportives ambitieuses pour celles et ceux qui sont éloigné.es des pratiques.
Les barèmes différenciés sont des caches misères et malheureusement ils servent souvent de prétexte pour éviter les questions relatives aux différences entre les sexes. C’est un prétexte qui va chercher dans la physiologie, un mode de pensée simpliste à mon sens et qui évite de questionner la variété des qualités à investir pour produire une performance et la variété des registres techniques et didactiques à questionner pour produire de l’égalité.
Pensez-vous qu’il y a une égalité physiologique et physique entre les femmes et les hommes ?
Si l’égalité est ici utilisée dans le sens « du même » alors la réponse est complexe. Il y a du même (de l’identique) et du différent pas seulement entre le groupe des femmes et le groupe des hommes mais entre chaque être humain. La physiologie d’un individu est un processus dynamique qui ne dépend pas que de facteurs innés : pourquoi devrait-on catégoriser les individus sur la base de leur sexe ? N’y a-t-il que « du même » entre les femmes elles-mêmes et entre les hommes eux-mêmes ? Non ! Il faut faire attention de ne pas confondre cette question de l’identique ou du différent avec la question de l’égalité qui relève du registre politique où il est question des droits à pouvoir pratiquer des sports, s’y entraîner, performer, etc. A la diversité de nos biologies se rajoute une autre diversité, que j’appellerai cette fois inégalités, et qui à mon sens est bien plus déterminante pour questionner les distinctions entre les femmes et les hommes.
Que pensez-vous du positionnement des professeur.es d’EPS par rapport à ces sujets ?
La plupart des enseignant.es d’EPS fonctionnent à partir de la « réalité » de leurs élèves, ici et maintenant. Ils et elles observent et mesurent des différences de comportements et sont susceptibles de les interpréter sur la base d’une croyance, celle de la Différence des sexes comme l’explique Nicole Mosconi dans son dernier ouvrage. Ce qui leur manque, ce sont souvent le recul et les connaissances sur la dimension sociale sous-jacente. Comment se construisent et se reproduisent ces différences ? Est ce que la façon de communiquer avec les élèves, de les encourager, de les conseiller est la même ou non ? Est ce que les ambitions et représentations à l’égard des capacités à développer chez les élèves est la même ou non ? Est ce que les contenus d’enseignement mis en place sont plus favorables à un groupe de sexe ou non ? A défaut de ce questionnement sur les modalités concrètes des apprentissages, ils et elles s’arrêtent à ce qui est le plus immédiatement objectivable, le plus accessible pour elles/eux du fait de leur formation et font souvent une grande confusion entre différence et égalité. On peut être différent.e physiquement mais sommes nous égaux sur le plan des rapports sociaux, sur le plan des droits et des devoirs ? Lorsqu’un.e enseignant.e d’EPS dit « c’est évident, toutes les filles et les garçons sont différents et donc forcément les deux sexes ne sont pas égaux » et ils/elles font une énorme confusion et s’inscrivent dans une posture fataliste. Or, le rôle de l’enseignant.e n’est-il pas d’émanciper ses élèves c’est-à-dire de les amener vers la culture du lointain pour reprendre cette expression à Annick Davisse ? Mais pour cela, les enseignant.es d’EPS doivent être formé.es.
Comment peut-on arriver à une égalité ?
Comme je l’ai dit précédemment, la question n’est pas de savoir si toutes les femmes pourront performer exactement comme tous les hommes. Réfléchir ainsi est une impasse. Par contre, il faut se questionner sur les inégalités, les discriminations, les stéréotypes toujours à l’œuvre dans les pratiques d’EPS. La question est de savoir si « dans l’exercice de leur performance, les hommes et les femmes ont accès aux mêmes droits ? », « Est-ce que les hommes et les femmes, sont traité.es, reconnu.es, considéré.es à égalité de dignité et de valeur ? » Ainsi, agir très concrètement pour l’égalité c’est faire en sorte de réduire les inégalités d’interaction, c’est éliminer les langages sexistes et homophobes, c’est travailler les contenus d’enseignement pour que chacun et chacune puissent apprendre et progresser dans les 5 registres de compétences à acquérir au lycée. Il faut se concentrer sur les inégalités, sur tout ce qui porte préjudice, notamment au groupe des filles. Cela commence malheureusement très tôt, avec des jeunes filles « orientées » vers des pratiques, plutôt à dimension esthétique et artistique, quand les garçons sont orientés à faire du foot dès leur plus jeune âge, d’autres sports collectifs et d’autres sports de combat (voir les travaux de Martine Court ou Christine Mennesson). Mais au-delà de la question de l’accès aux pratiques, il faut aussi travailler sur l’accès aux responsabilités de direction ou d’encadrement. Aujourd’hui il y a un déficit de femmes important dans l’encadrement, donc forcément, cela veut dire il y a beaucoup moins de figures identificatoires pour les jeunes filles. Mais il y a des inégalités de salaire, il y a des inégalités d’accès aux équipements sportifs, il y a des inégalités dans la reconnaissance des sportifs/ives… Pour atteindre l’égalité, la première étape est de prendre conscience des inégalités d’accès, de traitement et de reconnaissance et se battre contre ces inégalités.
Concrètement qu’est-ce qui peut être mis en place ?
Il faut former et se former. Il faut une formation obligatoire et conséquente des futur.es éducateurs/trices, et tous ceux et celles qui se destinent à éduquer les enfants dans les activités physiques et sportives. C’est mon engagement aujourd’hui avec le parcours de master Egal’APS. Mais il faut pouvoir tisser des liens avec les autres formations en STAPS. Au-delà de ces formations institutionnalisées en études sur le genre, il existe de nombreux travaux (articles et ouvrages) permettant de s’acculturer, à condition de douter des évidences et de ne pas renoncer au pouvoir de la connaissance.