L’intelligence a-t-elle un sexe ? Restitution du grand débat 2013
Pour le grand débat 2013 de la Quinzaine de l’égalité femmes-hommes, lundi 14 octobre, la Région Rhône-Alpes a mis les petits plats dans les grands et c’est dans le grand Amphithéâtre de l’Hôtel de Région que le public a été reçu pour cet événement. Relativement nombreux et hétérogène – des lycéen.ne.s, des étudiant.e.s, des adultes et des femmes d’un certain âge se succédaient dans les rangs… avec une majorité féminine cependant ! – le public s’est montré attentif au débat réunissant Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste et Catherine Vidal, neurobiologiste.
Cécile Cukierman, Sénatrice de la Loire et Conseillère spéciale du Conseil Régional déléguée à l’égalité femmes/hommes, a rappelé en préambule que la vocation de la Quinzaine de l’égalité est de susciter une interrogation parmi les citoyen.ne.s. Elle a soutenu également que « la question du genre est une exigence démocratique », la construction de l’identité sexuelle dans une perspective hiérarchique représentant en effet un enjeu fondamental pour l’épanouissement et la liberté de chacun.e.
Catherine Vidal et Serge Hefez ont tout d’abord été invités à expliquer ce qu’est l’intelligence. Tous deux s’accordent à dire qu’il s’agit d’un concept recouvrant des aptitudes et capacités mentales diverses, notamment la capacité à s’adapter à son environnement. Ainsi, l’intelligence est multiforme, Serge Hefez soulignant par exemple l’importance de l’intelligence émotionnelle. Catherine Vidal insiste également sur l’adaptation au changement : le cerveau humain est doué de la capacité de se projeter dans le futur, via notamment un cortex cérébral très développé.
Catherine Vidal a ensuite fait part des avancées en matière de connaissance du cerveau depuis 50 ans. Si certaines zones sont spécialisées dans la fonction de reproduction et diffèrent de ce fait entre les hommes et les femmes, les études permises notamment par le développement de l’imagerie cérébrale, montrent qu’il existe bien souvent davantage de différences entre les cerveaux respectifs de deux personnes de même sexe qu’entre ceux des hommes et des femmes. Les différences sont donc nombreuses, mais elles nous concernent tous, y compris au sein d’un même groupe de sexe.
Il a en fait été découvert que le cerveau se façonne en permanence en fonction des expériences vécues et des apprentissages, c’est la notion de plasticité cérébrale. Ainsi, à la naissance, ce sont les interactions de l’enfant avec son environnement qui permettent le développement de son cerveau. L’inné représente la capacité qu’ont les neurones à se connecter, tandis que l’acquis consiste en la stimulation de ces connexions par l’environnement : il n’y a donc pas d’inné sans acquis et l’acquis est nécessaire au développement de l’inné !
Pourtant, de nombreuses idées reçues perdurent… alors que la taille du cerveau n’influe pas sur l’intelligence. De même, le raisonnement mathématique ou le langage ne font pas l’objet de zones privilégiées dans les cerveaux respectifs des hommes et des femmes. Sur le plan du cerveau, donc, l’intelligence n’a pas de sexe.
Serge Hefez explique que le psychisme est le terreau de la construction d’identités sexuelles différenciées. Le psychisme est en effet lié au corps de chacun.e mais il est en circulation entre les personnes : il se crée dans les relations entre les individus. C’est au cours de ces relations que les représentations du féminin et du masculin sont transmises : elles se présentent comme des anticipations réalisatrices, qui prescrivent aux personnes des manières de se comporter.
Ces représentations sont naturalisées et essentialisées. Parce que les enfants formatent très tôt leur corps et leurs émotions en fonction des réactions de leur entourage, leur comportement sexué passe pour naturel alors que le psychisme qui en est à l’origine est le fruit d’un modelage inconscient de l’environnement social.
De ce point de vue, l’inconscient joue un rôle fondamental tout au long de la vie car il se fonde sur l’identification à des modèles. Il agit en outre dans toutes les situations : on constate lors d’expériences que les femmes sont plus inhibées pour répondre à des questions en présence d’hommes…
Catherine Vidal rappelle à ce sujet une expérience fondatrice : lorsque l’on demande à un groupe d’enfants de réaliser une figure de géométrie, les filles sont plus en échec que les garçons. Lorsque la même figure est demandée aux enfants dans le cadre d’un exercice de dessin, les filles réussissent mieux que les garçons. Cet exemple révèle l’incorporation par l’inconscient des attentes sexuées. Il s’agit ici de la menace du stéréotype : l’idée que les filles sont mauvaises pour représenter des objets dans l’espace surgit lorsque l’exercice est présenté comme de la géométrie et devient performative.
A partir de ce cadre, Serge Hefez définit le genre comme ce que les représentations sociales attribuent au masculin et au féminin. On pourrait penser que le genre découle du constat de l’existence de deux sexes (si l’on excepte les états intersexuels) à partir desquels on développe certaines aptitudes. Pourtant, c’est le genre qui précède le sexe : la reconnaissance anatomique du sexe ne vient chez l’enfant qu’après la reconnaissance de soi comme garçon ou fille dans la relation aux autres. On pétrit en effet le corps des enfants – la manière de porter et d’allaiter les petit.e.s diffère selon leur sexe – et on façonne ainsi leur identité de genre.
Freud constate d’ailleurs qu’il y a à l’origine une bisexualité psychique, c’est-à-dire que nous sommes des êtres universels et polymorphes, capables de développer nos capacités (émotionnelles, cognitives, etc.) dans toutes les directions. La construction de notre psychisme s’effectue par amputation ! Pour Freud, seule la dichotomie actif/passif n’a de sens : elle est cependant sur-interprétée socialement en fonction des organes génitaux et donne lieu à une essentialisation qui n’est pas fondée. En effet, le pôle actif, qui consiste à s’ériger en tant qu’individu, à repousser l’autre, n’est pas l’apanage des hommes, bien que leur organe génital puisse être symbolique de ce processus. De même, la passivité en tant qu’acceptation de l’autre et ouverture de soi peut tout à fait être développée chez les hommes.
Le psychisme, parce qu’il est modelé par l’environnement est donc, selon Serge Hefez à l’origine du développement du genre chez les individus. Ainsi, selon lui, la « théorie du genre » est une « fumisterie réactionnaire » : elle n’existe pas ! Les questions autour de la construction du genre recouvrent en effet un vaste de champ de réflexion, portant sur des domaines très variés. L’intérêt de cette approche est de permettre aux enfants, le plus tôt possible, d’être ces «êtres universels » décrits par Freud afin qu’ils puissent s’épanouir sans contraintes sociales arbitraires. Catherine Vidal souligne à cet égard que le genre n’est effectivement pas une théorie mais bel et bien un concept, c’est-à-dire un outil décrivant le processus de construction sociale des identités. Il est même utilisé aujourd’hui en biologie dans l’étude de la plasticité cérébrale !
Serge Hefez explique les réactions de rejet face à ce projet de société par l’angoisse qu’il suscite chez certains adultes, eux-mêmes marqués par leurs difficultés à construire leur propre identité sexuelle. Pourtant, les études sur le genre et les nouvelles pratiques professionnelles et sociales qu’elles permettent de mettre en place n’entraînent pas de confusion. C’est le rôle des adultes que d’expliquer aux enfants ce que sont leurs organes génitaux et d’en être fiers. Catherine Vidal précise d’ailleurs que le genre ne nie pas la réalité biologique, il l’intègre : le sexe biologique ne suffit pas en effet à fabriquer des hommes et des femmes.
Suite à ce « débat » – mais les deux protagonistes étaient plutôt d’accord -, deux tables rondes portant sur l’importance des femmes dans les entreprises ont eu lieu – puisque, nous l’avons vu, elles sont aussi intelligentes que les hommes… – : « La mixité, source d’équilibre dans l’entreprise » et « La mixité, source d’innovation ». Animées par deux journalistes de Elle, elles réunissaient des femmes (et un homme !) issu.e.s du monde de l’entreprise, de l’université, du conseil en recrutement et en management, etc. Le constat est simple : point n’est besoin de faire plus de place aux femmes, elles sont déjà très actives sur le marché du travail ; en revanche, les traiter de manière plus égalitaire serait bienvenu… d’autant plus que les femmes représentent en Europe la majorité des diplômé.e.s de l’enseignement supérieur. De nombreuses solutions ont été présentées : démontrer l’intérêt économique de l’embauche de femmes, favoriser la conciliation des temps de vie (crèches d’entreprise, télétravail, etc.), changer les critères définissant l’innovation afin que les femmes y aient également accès, etc.
Plusieurs éléments m’ont cependant gênée tout au long des discussions : faut-il vraiment prouver que la productivité d’un service s’accroît lorsqu’il emploie des femmes pour justifier de leur embauche ? Pourquoi les femmes devraient-elles prouver leur performance là où rien n’est demandé à leurs collègues masculins ?
En outre, l’argumentaire régulièrement mis en avant consiste à souligner la « diversité » apportée par les femmes en entreprise, leurs qualités « spécifiques », etc. S’il est probablement vrai que les apports des femmes diffèrent de ceux des hommes à l’heure actuelle, cet argument essentialiste doit être repoussé : les femmes sont douces et habiles pour la gestion du personnel parce qu’il leur a été appris à développer ces aspects de leur personnalité, comme l’ont montré Catherine Vidal et Serge Hefez. Alors, envisageons une société où l’embauche des femmes ne serait pas liée à leurs supposées spécificités mais bien à leur compétences.
Par ailleurs, les solutions pratiques visant à la conciliation des temps de vie doivent attirer notre attention : si les crèches d’entreprise et le télétravail peuvent faciliter la vie à de nombreux parents, veillons à ce que ces dispositifs ne soient pas un moyen de maintenir l’organisation actuelle de la vie sociale en faisant reposer sur les femmes la responsabilité des enfants. La nécessité d’une « conciliation » entre vie familiale et vie professionnelle (et on ne parle même pas ici de la vie personnelle) semble en effet s’adresser bien plus aux femmes et aux mères qu’aux pères.
Enfin, notons que le magazine Elle, en la personne d’Anne-Cécile Sarfati, avait été choisi pour animer cette après-midi de débat en raison, selon les propos de Cécile Cukierman, de son rôle « d’interpellation de ce que doit être le féminisme »… S’il permet à la quinzaine de l’égalité d’avoir une audience très large, ce choix me semble discutable malgré la défense par ce magazine de l’éducation des petites filles, du droit à l’avortement ou à la contraception. En effet, si les femmes s’acharnent à suivre des conseils de minceur, de mode et de beauté (pour plaire en premier lieu ?) et à répondre à des exigences qui les transformeraient en wonder women, va-t-on réellement vers l’égalité des sexes… ? L’ambition d’être performantes sur tous les plans (à la fois carriéristes, mères, amantes, etc.) en réussissant à tout CONCILIER, c’est-à-dire en conservant la charge mentale de la prise en charge de la vie domestique et familiale paraît bien illusoire si les hommes ne s’engagent pas de la même façon dans cette CONCILIATION. Et comment les hommes peuvent-ils se sentir concernés par ce débat s’il apparaît « pour les femmes », alors que l’égalité ne peut se construire qu’avec eux ?
Complément par Elise Chane :
Les discussions se sont très bien déroulé cette année par rapport aux années précédentes. Effectivement, les deux années précédentes, les débats ont été très mouvementés d’une part du fait d’invité.e.s très engagé.e.s ou en désaccord, d’autre part du fait de questions du public assez orientées. Cette année le public n’a pas été invité à participer, c’est dommage, mais je pense que dans un sens cela a permis à l’après-midi de se dérouler agréablement. Aussi, le fait qu’il s’agissait finalement plus de discussions que de débats, les intervenants ont été toutes et tous plus ou moins d’accord sur les grandes lignes et apportaient des points de vue différents.
Il est regrettable cependant que les discussions se soient centrées sur le monde de l’entreprise après une discussion sur l’intelligence. La thématique de l’éducation aurait également pu être abordée par exemple. Une personne du service Égalité de la Région m’a expliqué ensuite pendant le « verre de l’amitié » qu’il s’agissait de la thématique du groupe de travail fixée avec le partenaire Elle.
Enfin les discussions bien qu’intéressantes, sur les moyens à mettre en œuvre pour que les femmes accèdent à tous les postes, toutes les fonctions, n’ont pas abordé le rôle des hommes dans ces progressions. Il n’y a pas eu de discussions sur la place des hommes dans l’égalité hommes/femmes. Par exemple, s’il est nécessaire de faire prendre conscience aux femmes que si elles le désirent, elles sont en capacité de monter haut dans la hiérarchie, il serait également précieux de faire prendre conscience aux hommes que s’ils le désirent, ils ne sont pas obligés de s’engager dans des courses au pouvoir, à la carrière ou à la virilité… Ceci pourrait ouvrir de belles perspectives…
Par Chloé Riban
Photos d’Elise Chane