by Radiophonia Some rights reserved. This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-Share Alike 3.0 License.
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Manon Comacle, qui était en stage à EgaliGone en 2013 et a intégré le Master EGALES à Lyon2 cette année, s’est intéressée aux shojo, un type de manga particulier. C’est son travail, réalisé dans le cadre d’un mémoire soutenu en Master1 de sociologie à Lyon2 en 2013, qui est présenté ici, dans cette synthèse proposée par Chloé Riban.

Les shojo s’adressent à un lectorat jeune (10-15 ans) et féminin et l’amour en est un thème central. L’histoire tourne théoriquement autour de la construction d’un couple, de la rencontre aux difficultés rencontrées par les amoureux. Le manga s’arrête d’ailleurs généralement une fois que la jeune femme est reconnue comme amoureuse, dans un couple stable. Ce type de manga se prête ainsi à l’étude des représentations des deux sexes, notamment auprès des adolescentes. Créés afin de plaire au plus grand nombre et de faire consensus, les shojo respectent une certaine « morale » : peu de scènes de sexe, de violence, etc. Les auteures sont des femmes, traitant de problèmes dits « féminins ».

Christine Détrez remarque ainsi que les shojo sont généralement dépréciés car dominés par des valeurs féminines et destinés aux filles, alors que les shonen, destinés aux garçons sont plus valorisés. La valence différentielle des sexes, mise en avant par Françoise Héritier se dessine une fois encore en filigrane… Dans le monde occidental, le roman sentimental, que l’on peut considérer comme le pendant du shojo, est déprécié également au plan culturel. Pourtant, il est significatif du point de vue de l’imaginaire amoureux. J.-M. Bouissou note d’ailleurs que comme dans les contes, les personnages de shojo sont à la fois suffisamment développés et suffisamment creux pour permettre l’identification. Ainsi, si aujourd’hui les princesses vivent des aventures, elles conservent des caractéristiques stéréotypées. De ce point de vue, une étude de la réception des shojo serait également intéressante, car comme le rappelle Eric Maigret (1995), « la présence de ‘stéréotypes’ ne [donne] aucune indication sur le rapport que l’on entretient avec eux ». Toutefois, un travail préliminaire de compréhension des représentations à l’œuvre dans le shojo est nécessaire. Dans cette tâche, hormis ces quelques travaux, peu d’études de sociologie en français sont mobilisables pour l’étude de ce type de corpus. Manon Comacle a donc effectué un travail empirique important, faisant apparaître un certain nombre de thèmes que nous détaillerons ci-après.

 

L’étudiante a choisi de s’intéresser à trois shojo : Fruit Basket, Je ne suis pas un ange et Lovely Complex. Dans Fruit Basket, les qualités stéréotypées féminines sont très valorisées ; dans Je ne suis pas un ange, l’héroïne, très stéréotypée, ne vit que pour son amour, mais elle est très extravertie. Dans Lovely Complex enfin, c’est davantage une parodie du shojo qui est à l’œuvre et qui concentre de fait les codes associés à ce genre de manga.

Plusieurs types de héros et héroïnes sont à l’œuvre dans le shojo. Notons toutefois que les bishonen (garçons) sont entourés de filles amoureuses d’eux, tandis que la bishojo est amoureuse du héros ! Les héros masculins sont majoritairement dans un rôle de conseil, de protection et d’enseignement. Sur le plan des émotions, ils se démarquent des héroïnes.

Ils ne sont jamais vraiment timides et subissent une forte interdiction de pleurer… Les garçons sont représentés davantage en colère, parfois sans raison, alors que les filles ont souvent les larmes aux yeux, voire pleurent franchement. Si les héros pleurent davantage que les garçons « lambda », la proportion demeure moindre que chez les filles et ils se cachent pour pleurer, derrière leur bras par exemple ou s’efforcent de n’avoir que les larmes aux yeux. Ainsi, dans Je ne suis pas un ange, l’héroïne pleure énormément d’être séparée de son amoureux.

L’expression des émotions est également différenciée du point de vue du rougissement, les garçons rougissant moins et de façon moins prononcée que les filles. Dans Lovely Complex, l’intrigue s’articule d’ailleurs autour du fait qu’il est difficile pour les garçons d’exprimer ce qu’ils ressentent.

Les objets associés aux différents personnages varient énormément en fonction du genre. Ainsi, les objets liés au bricolage, au sport, aux transports sont davantage associés aux garçons. Les domaines les plus pertinents sont cependant l’école et la nourriture. Ainsi, les garçons sont représentés avec une moyenne de 2,45 objets liés au savoir contre 1,85 pour les filles. Si la différence n’est pas énorme, elle est tout de même significative. De même, les garçons sont représentés avec 3,52 objets évoquant la nourriture contre 3,15 pour les filles : les moments de repas sont nombreux dans les shojo, mais les filles y sont davantage représentées à la jonction de différentes sphères de vie. Dans Fruit Basket par exemple, l’héroïne est régulièrement en train de servir ses ami.e.s. Si dans les autres shojo étudiés, les différences sont plus minimes, les chiffres demeurent parlants : les personnages masculins ne semblent pas plus travailleurs, mais ils sont davantage représentés dans cette posture, ils sont également plus gros « mangeurs »…

Les objets associés au ménage, aux loisirs et à la cuisine sont associés aux personnages féminins. Ainsi, les filles sont représentées en moyenne avec 1,48 objet de nettoyage contre 0,5 pour les garçons ! Et les garçons dans cette situation sont à l’école, dans le cadre d’activités obligatoires. Les filles ont également 2,2 objets de cuisine contre 0,84 pour les garçons – qui sont alors généralement en train d’aider les filles – et 1,43 objet de loisir contre 0,86 pour les garçons… mais cela comprend pour les filles les magazines de recettes de cuisine. Les tâches domestiques et la frivolité sont donc clairement associées aux personnages féminins.

Tohru, l’héroïne de Fruit Basket est ainsi représentée comme la parfaite fée du logis et les autres personnages féminins, sans l’égaler, sont très représentées dans le domaine domestique. Lorsque Tohru sort de la maison ou du lycée, c’est un prétexte pour les garçons pour aller la chercher, l’escorter et elle n’a pas accès au téléphone, qui est contrôlé par les garçons de son entourage. Dans ce shojo, les garçons sont associés en moyenne à 1,55 objet « technologique » contre 0,35 pour les filles. Dans Je ne suis pas un ange, néanmoins, ce sont les femmes qui ont la gestion du téléphone, ce qui n’est pas sans rappeler l’association traditionnelle entre communication et féminité, soulignée par Pierre Bourdieu. De manière générale, les coups de fil amicaux restent d’ailleurs féminins. Dans Lovely Complex, les stéréotypes sont moins prégnants de ce point de vue, même si les filles sont dévolues aux tâches ménagères.

Dans les shojo, les adultes sont peu présents, à l’image de simples figurants. Leurs caractéristiques sont de fait particulièrement stéréotypées, le temps passé à leur description étant très faible – seuls un père et une mère sont contre-stéréotypés dans le corpus. Les filles ne sont pas considérées comme des interlocutrices pour les pères, ces derniers parlant peu de toute façon. De plus, les pères sont souvent mal à l’aise avec le petit ami de leur fille.  Les pères sont ceux qui travaillent tandis que les mères sont au foyer : cette configuration n’est souvent pas explicitée, tant elle apparaît comme normale. Ainsi, dans un cas relaté par l’étudiante, le fait que la mère travaille également est même présenté comme inconfortable… De fait, les mères ont une plus grande importance au quotidien.

Les mères idéales sont présentées comme fortes, généreuses, tolérantes. Celles qui n’y parviennent pas sont souvent dépeintes comme souffrant de problèmes psychologiques ! Les mauvaises mères sont celles qui privilégient leurs émotions et leurs intérêts sur ceux de leurs enfants. Ainsi, Tohru apparaît comme une parfaite figure maternelle de substitution : aidante, compatissante, etc.

Lorsque les adultes ont un métier, on retrouve une fois encore une division très sexuée du travail : les femmes sont représentées dans les services à autrui. Les héroïnes en outre n’hésitent pas à suivre leur amoureux, à revoir leurs ambitions à la baisse, à renoncer à un départ pour une université lointaine. Il n’y a pas de projets égalitaires au sein des couples.

De ce point de vue, on peut s’interroger sur les représentations du couple et de l’amour à l’image de Pierre Bourdieu (1998) : « l’amour est-il une exception, la seule mais de première grandeur à la domination masculine, une mise en suspens de la violence symbolique, ou la forme suprême, parce que la plus subtile, la plus invisible, de cette violence ? ».

Le couple apparaît dans les shojo comme une forme institutionnalisée de la relation amoureuse. Pourtant, la question n’est pas simple et les personnages eux-mêmes s’interrogent sur ce qu’est le couple, sur les paroles et les gestes qui le fondent.

Dans le couple, les garçons sont actifs, ils doivent protéger les filles, surmonter des épreuves pour les conquérir et ils doivent donc savoir se battre. Les filles aussi ont une volonté de protection, mais elles passent plutôt par la consolation, la sollicitude, etc.

Les héros des shojo sont populaires, beaux garçons, ce sont les princes du lycée, ils ont un fan club, etc. Ils ont cependant un cœur tendre… Les garçons sont naturellement beaux alors que les filles sont préoccupées de leur apparence et de leur sex appeal.

Les héroïnes admirent les héros et les soutiennent. Pour elles, l’amour donne sens à la vie, il pallie les manques familiaux et permet à chacun de faire advenir son identité, comme le montre également François de Singly.

L’amour prend souvent le visage de l’embarras, de la conscience de la présence de l’autre. Il n’y a pas forcément de relation sexuelle, mais plutôt de la gêne, la volonté de plaire, la difficulté à parler à l’autre et à exprimer ses sentiments. Ainsi, la relation amoureuse apparaît comme vide, marquée par des étapes plus que par de véritables expériences de partage. Ainsi, le premier baiser est représenté comme une étape importante : c’est généralement le garçon qui est actif, tandis que la fille attend, ouverte.

Les shojo sont d’ailleurs marqués par la culture du viol : le désir masculin est présenté comme irrépressible et prime sur celui des femmes, alors que le désir féminin est secondaire, elles sont là pour satisfaire leur partenaire. De fait, les filles se forcent lors de certains rapports et parfois ne consentent qu’à la fin de celui-ci, se rendant finalement compte qu’elles sont amoureuses… Les garçons, en posture de domination, enseignent, exigent des gestes à des filles dont la gêne montre qu’elles ne sont pas prêtes.

En couple, les garçons s’approprient les filles, montrent qu’elles leur appartiennent lorsque d’autres garçons s’en approchent : le corps de femmes semble à la disposition des hommes, sauf s’il est « déjà pris »… Les marques de possession sont appréciées des filles, flattées. Dans le même temps, le fait que les garçons ne peuvent pas leur « appartenir » crée de la jalousie et des comportements « hystériques ».

Les shojo mettent en scène les capacités relationnelles attendues des filles, toujours prêtes à « recoller les morceaux ». En effet, les couples ne sont pas sans heurts et les disputes sont courantes dans les shojo. Ce sont les incompréhensions et les confusions qui mènent généralement à la rupture. Les relations de couple sont marquées par des dons – de temps, etc. – ce qui rend la relation dépendante des contre-dons. Lors de la séparation, les filles sont généralement effondrées, contrairement aux garçons. La fin du couple intervient parfois pour sauver l’autre, malheureux ou rattrapé par son passé ou lorsque la dissonance entre les partenaires est trop importante.

Toutefois, les individualités ne se dissolvent pas dans le couple. Si la domination masculine est évidente, l’amour permet au moins au début de la relation, un respect et un apaisement. L’amour et la mise en couple sont des expériences différenciées et différentielles, ce qui explique en partie que les individualités persistent : les filles par exemple sont très tourmentées par leurs sentiments. Pourtant, cette expérience est présentée comme positive malgré tout.

Dans les shojo étudiés, les groupes amicaux facilitent les rencontres amoureuses en leur sein (dans de nombreux autres shojo, les amoureux sont rencontrés par l’intermédiaire du « hasard » plus que du groupe d’amis). Les ami.e.s sont là pour écouter, soutenir : les relations amicales sont plus pacifiées que les relations amoureuses. Les héroïnes peuvent avoir des amis de sexe masculin qui les conseillent et les soutiennent. Ces derniers témoignent de leur amitié dans l’être ensemble et la protection.

L’hétérosexualité est tellement dominante (le marché de l’édition étant très segmenté, il existe des mangas spécifiques parlant d’homosexualité) qu’il n’y a pas vraiment d’autre identification possible. Parfois, le travestissement est présent dans l’intrigue, mais davantage sur le mode du jeu, de la facétie. Il concerne aussi des personnages ambivalents, notamment des garçons très beaux. Dans tous les cas, il est clair que l’on ne peut appartenir qu’à une seule catégorie de sexe et la dualité masculin/féminin est très forte. Le défi de la norme par certains personnages est souligné par les autres. La dualité se trouve renforcée par ces travestissements, mais il y a toutefois une dimension de jeu avec la norme que l’on trouve assez peu dans la littérature « française ».

On notera pour conclure que les personnages féminins ne sont pas dévalorisés dans les shojo car même s’ils sont très stéréotypés, ils sont très appréciés des autres figures de l’intrigue. Cependant, une réelle hiérarchie s’observe dans la relation amoureuse hétérosexuelle – qui constitue la norme. Ce mémoire permet donc de révéler les stéréotypes de sexe qui façonnent l’univers des mangas, reste à s’interroger sur la manière dont ils sont compris, au Japon d’une part, mais aussi en France, où leur diffusion devient massive.

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