Le récit d’Eddy Bellegueule : un « c’est pas pour toi » grandeur nature

Pour en finir avec Eddy Bellegueule, un roman autobiographique d’Edouard Louis,  publié au Seuil en janvier 2014. Par Violaine.

C’est l’histoire d’un garçon qui souhaiterait se faire accepter, voire aimer, comme il est. Désespérément.

L’obstacle est de taille, car il lui est impossible d’adopter spontanément les codes et les comportements attendus des garçons au sein de son village, de son collège, et, en déduira-t-il au moment de son récit, de sa classe sociale. Très tôt stigmatisé, rejeté par les siens, suscitant honte et déception, souffre-douleur au collège et de fait dégoûté de lui-même, il s’efforcera pour survivre de se rapprocher de la normalité tant respectée autour de lui. Sans relâche, toute son enfance et son adolescence, il tentera donc de faire siennes les valeurs viriles de sa classe. Par dépit, il fuira finalement son village, sa vie, sa famille, la pauvreté, la violence, l’intolérance et le conformisme régnant dans ce bourg de Picardie.

Son récit dénonce la soumission d’une classe ouvrière et rurale aux violences du travail à l’usine et à celles produites par ses codes de la virilité, destructeurs pour les hommes comme pour les femmes. L’auteur distille dans son récit personnel une analyse des rapports sociaux de sexe et de classe. Il en fait ainsi un témoignage particulièrement précieux, éclairant de l’intérieur comme de l’extérieur. Il montre, si on en avait encore besoin, l’intérêt d’aider tout·e enfant à s’émanciper des rôles de sexe attendus par son entourage. Quel rôle l’école peut-elle jouer lorsque les sphères de socialisation successives forment un étau pour un enfant qui s’écarterait de ce qui est attendu de son groupe de sexe ? Au début impuissante, aveugle à l’histoire d’Eddy alors qu’elle est le lieu d’une partie de son calvaire, elle devient une issue, grâce à une principale de collège, via le théâtre d’abord et l’internat ensuite.

Le premier chapitre, Rencontre, démarre par la description des coups, insultes et humiliations subies au collège, quotidiennement, comme un rituel. Ne pas paraître faible est alors l’enjeu majeur, ne rien dire, sourire, laisser faire comme un supplice mérité, et se cacher de la communauté éducative. A 10 ans, il ne se comporte pas comme attendu pour intégrer le « groupe des hommes » (cf. expression du sociologue Daniel Welzer-Lang). L’enfant constate sans comprendre que ses manières (p27) inspirent d’abord du dégoût, puis de la violence, et raconte la douleur inscrite dans le corps. Il vit quotidiennement une dépréciation de lui-même (16 variantes detapette, pédé… livrées en page 19), comme un sous-homme, avec autant de connotations féminines associées à cette sous-catégorie-là. En quelques pages, sont réunies les logiques – violentes ici mais relativement banales – de rejet du groupe auquel on ne se conforme pas et la prédominance du masculin sur le féminin.

Le chapitre Mon père remonte aux origines de cette culture de la violence, vécue au collège mais partagée par le village et la famille, explorant le passé paternel et les valeurs constitutives de son identité d’homme. L’homme parlait beaucoup des bagarres « J’étais un dur quand j’avais quinze ou seize ans, j’arrêtais pas de me battre à l’école ou au bal et on prenait des sacrées cuites avec mes copains. » (p24)Les durs au village, qui incarnaient toutes les valeurs masculines tant célébrées, refusaient de se plier à la discipline scolaire et il était important pour lui d’avoir été un dur. (…) Au village il n’importait pas seulement d’avoir été un dur mais aussi de savoir faire de ses garçons des durs. Un père renforçait son identité masculine par ses fils, auxquels il se devait de transmettre ses valeurs viriles (…)c’était sa fierté d’homme qui était en jeu. (p25).

Dans Le rôle d’homme, est formulée l’évidence visible mais jamais dite : Pour un homme, la violence était quelque chose de naturel, d’évident. Comme tous les hommes du village, mon père était violent. Comme toutes les femmes, ma mère sa plaignait de la violence de son mari (p42). « Moi je suis un nerveux, je me laisse pas faire, et quand je m’énerve, je m’énerve. » C’était son rôle d’homme. (p47). Et l’acceptation par sa mère : « De toute façon que veux-tu, il est comme ça Jacky c’est un homme, les hommes sont comme ça, il s’énerve facilement, il peut pas se calmer trop vite. » Ces jours-là il faisait semblant de ne pas entendre ma mère mais un sourire orgueilleux se dessinait sur ses lèvres. (p47-48). La quasi-naturalisation des caractéristiques masculines attendues apparaît ici comme justification de la violence : les hommes seraient (nés ?) comme ça. Pourtant ce père en souffre et la redoute, refusant que la violence s’exerce contre autrui, comme il l’a vu envers sa propre mère et haïssant son père. Lui la réserve aux murs de la maison qu’il crible de trous. Comme prédestiné à la souffrance, il choisit la plus grande pauvreté de sa famille à celle que lui procurerait l’opprobre du village s’il ne tient pas son rang d’homme : il demande à sa femme de renoncer à son emploi. Pour nourrir sept personnes, nul besoin des mille euros qu’elle finit par gagner, quand lui, cassé par le travail et bientôt en longue maladie, en rapporte alors seulement sept cents…

Dans Les manières (p27), nous sont livrées comme interdites, donc secrètes, enfouies, honteuses, toutes les activités qui plaisent à Eddy mais en feraient encore davantage un monstre, ou, appellation la plus insultante, une gonzesse (revient alors la dépréciation du féminin et par là-même des femmes) : se déguiser avec les vêtements de sa soeur, la danse, les paillettes, le théâtre, la chanson de variété, les poupées. Bien sûr, les parents d’Eddy voudraient l’inciter à adopter des goûts et des pratiques à la fois dignes de son sexe, et conformes à sa classe sociale, comme le football. Afin qu’il se se prenne pas pour un bourgeois. L’assimilation par ses proches du féminin et de la bourgeoisie (méprisée aussi : à la fois enviée et haïe) revient régulièrement.

Jusqu’à quel niveau de souffrance et d’intolérance peut mener une vision quasiment confondue du genre et du sexe ? Jusqu’à la mort de soi ou d’autrui. La lecture de cette histoire m’a en effet rappelé celle, vraie aussi, de Boys Don’t Cry (Kimberly Peirce, 1999) , magnifiquement portée au cinéma : les valeurs viriles partagées par les jeunes hommes les ont amenés à la haine, au viol et au meurtre d’une jeune femme qui s’était fait passer pour un des leurs. Dans ces espaces publics ruraux occupés par des groupes de garçons, les tactiques de séduction notamment étaient proches de celles du village d’Eddy. La mobylette était un moyen de drague pour les durs, qui impressionnaient les filles en roulant sur une seule roue ou en faisant des dérapages devant elles (p45). Eddy, lui, a pu entrevoir un avenir et partager son histoire. Il l’a fait, comme une sobre et décapante mise à nu, avec une très grande classe.

Pour terminer, le changement de milieu terminant ce récit lui fait faire une découverte a priori salvatrice : les bourgeois ne définissent pas la virilité comme mon père, comme les hommes de l’usine (ce sera bien plus visible à l’Ecole normale, ces corps féminins de la bourgeoisie intellectuelle) (p218). Je me demande en lisant cela quelle analyse ferait Eddy Bellegueule alias Edouard Louis des codes de virilité de la bourgeoisie… Peut-être qu’après avoir publié sur Pierre Bourdieu et écrit sa propre histoire à 21 ans, il aura envie de nous la livrer.

 

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