IMG_9102Cp-Volvo global-JPG
Photo fournie par Volvo

Le 26 mars dernier, l’initiative du réseau WIN de Volvo Renault Trucks et à l’heure du déjeuner, nous avons proposé une conférence avec la psychologue sociale Elise Vinet. Environ deux cents salarié·e·s ont répondu présent·e·s, autour de la question : “Eduquer ses filles et ses garçons de façon égalitaire : est-ce si facile ?”. Une nouvelle rencontre, sur l’articulation des temps de vie, devrait avoir lieu le 11 juin.

Nous partageons ici les contenus de nos interventions.


  • le texte de l’introduction faite par Violaine Dutrop-Voutsinos :

“Bonjour et merci beaucoup de nous accueillir. Lorsque Nathalie Gante a pris contact avec nous, cela m’a ramenée quelques années en arrière dans mon parcours personnel et professionnel. Il y a 4 ans, je travaillais encore pour un grand groupe industriel comme le vôtre, parmi les 20% de femmes qui la composaient, et j’étais préoccupée par les positions déséquilibrées qu’occupaient les hommes et les femmes au travail, par des attentes différentes qui leur étaient renvoyées. J’ai occupé différentes fonctions de manager dans lesquelles je m’appliquais à mettre en œuvre des principes égalitaires mal acceptés par des hommes comme par des femmes… Comme de féminiser le nom des fonctions. J’appartenais aussi à un réseau de femmes comme WIN, qui lui aussi accueillait des hommes. Mon entreprise encourageait ces rassemblements et ces actions engagées. Un jour pourtant notre PDG s’est fait un peu bousculer par le public lors d’un de ces rassemblements : il venait d’affirmer que si toutes les femmes qu’il avait devant lui avaient les compétences pour arriver haut dans la hiérarchie, il avait confiance : il n’y avait aucune raison pour qu’elles n’y arrivent pas. Les seules compétences devaient donc compter…

IMG_9097Cp-Volvo-Vio-JPGJe venais de reprendre mes études, un Master 2 en Droit Humains, pour faire une recherche sur les conditions de l’idéale articulation des temps de vie… Elle me donnait l’occasion de me plonger dans les accords d’entreprise et la façon dont les partenaires sociaux s’étaient emparés du temps de travail pour penser l’égalité professionnelle… Dans la plupart des accords, il était mentionné – comme une excuse ou un partage de responsabilité -que les stéréotypes homme-femme à l’œuvre dans l’entreprise sont transmis en dehors de l’entreprise et très tôt.

La façon dont mes enfants ont été socialisées n’a fait que confirmer ce point. Des parcours fléchés pour Noël dans les magasins selon le sexe de nos enfants, des déguisements clonés par sexe le jour de carnaval, un parent qui demande à sa fille de “ne pas courir partout comme un garçon”, à son fils de “ne pas pleurer comme une fille”… Un jour ma fille aînée revient de l’école, assez marquée par les propos d’un instructeur de sécurité routière. Il avait conseillé à une de ses camarades de classe de demander de l’aide à un garçon puisqu’elle avait déraillé à vélo, expliquant qu’il savait forcément faire puisqu’il était un garçon. La petite avait docilement suivi le conseil de l’adulte… Mais ma fille nous a déclaré qu’il fallait pourtant « juste se salir les mains » !

Bien sûr, ce n’est pas si simple : cet homme, comme d’ailleurs mon ex-PDG, avait une bonne intention en lui trouvant de l’aide. Il n’avait pas conscience de limiter le développement des enfants en leur dictant les rôles des filles et des garçons, et leurs capacités supposées. Il avait été éduqué ainsi, avec l’idée de rôles prédéfinis et complémentaires. Or remettre sa propre éducation en question est difficile ; c’est intime, c’est un délicat détricotage… Et c’est l’occasion de se demander comment naissent – ou pas – les envies de nos enfants…

Mon contexte de travail, ma reprise d’études et mes enfants m’ont donc amenée à ressentir le besoin de quitter l’entreprise pour mieux la faire avancer, sinon plus vite, du moins avec plus d’efficacité et d’indulgence. Il me fallait créer un collectif qui mette en lien les savoirs en sciences humaines et les pratiques éducatives, pour proposer à nos enfants des modèles épanouissants, dans lesquels le sexe ne constitue pas une entrave à leur développement. Pour que nos enfants puissent choisir leurs vies et développer tout type de capacités grâce à un large accès aux expériences de vie : explorer, avoir envie, faire par soi-même, s’affirmer, se sentir de plus en plus capable, devenir soi sans destin tracé, sans personnalité déjà dessinée parce qu’on est identifié·e fille ou garçon.

C’est donc l’ambition qu’a l’institut EgaliGone, association créée mi-2010 : encourager l’éducation égalitaire dès le plus jeune âge, depuis la région lyonnaise. Nous partageons des ressources, proposons des méthodes, faisons de la veille et diffusons des savoirs, menons des actions avec ou pour les professionnel·le·s de l’éducation et de l’animation, afin de les aider à développer une culture de l’égalité dans leur pratique éducative.

EgaliGone aujourd’hui, c’est notamment :

J’en arrive à Elise Vinet, maîtresse de conférence à l’université Lyon 2. Nous nous connaissons depuis quasiment le commencement de l’aventure d’EgaliGone, lorsque nous avons cherché la discipline la plus appropriée pour mener une enquête dans l’animation jeunesse. C’était la psychologie sociale… Une énorme découverte pour moi, et j’espère pour vous aussi si vous ne la connaissez pas. Ce n’est pas la seule : l’anthropologie, la sociologie, la psychologie du développement, les sciences de l’éducation, mais aussi la linguistique et la biologie sont aussi très utiles pour comprendre et étudier ce que nous appellerons les rapports de genre, qui sont à l’origine de nombreux problèmes de société.

Je vous propose de laisser la parole à Elise, sur ce sujet qui nous concerne tous et toutes : est-il si facile d’éduquer ses filles et ses garçons de façon égalitaire ?, puis nous aurons un temps de discussion ensemble.” 


  • la synthèse rédigée par Elise Vinet de son intervention, qu’elle a accepté de partager dans cet article.

Elise Vinet est maîtresse de conférence en Psychologie Sociale, membre de la Cellule de Veille pour l’égalité et de lutte contre les discriminations de l’Université Lyon 2. Ses recherches portent notamment sur transgression des normes sociales de sexe, notamment dans le cadre d’activités contre-stéréotypiques. Elles s’inscrivent dans une démarche de Recherche Appliquée et de Recherche-Action participative. Elle intervient régulièrement dans le cadre de conférences ou de débats grand public.

IMG_9101Cp-Volvo-EV-JPG“Les stéréotypes consistent en des croyances socialement partagées par certains groupes sociaux, concernant les caractéristiques d’autres groupes sociaux, et contribuant à hiérarchiser ces derniers. Le genre renvoie à l’ensemble des attitudes, comportements, rôles sociaux, etc. attendus des individu-e-s sur la base du sexe qui leur a été assigné à la naissance. Ainsi, on attendra culturellement des filles qu’elles soient douces ou encore empathiques là où il sera plus attendu des garçons qu’ils soient compétitifs ou encore dominants. Ces attentes constituent de véritables croyances quant aux différences entre les sexes, que l’on peut appeler les stéréotypes de genre. Ces stéréotypes affectent nos perceptions du caractère et des comportements des individu-e-s. De nombreuses recherches ont ainsi mis en évidence que la réaction des adultes est différente selon qu’illes croient observer une fille ou un garçon, alors qu’il s’agit en fait du même bébé. Ainsi, la plupart estiment qu’une petite fille qui pleure est triste mais qu’un garçon qui pleure est en colère. Partant, les réactions des adultes varieront en fonction des perceptions et des besoins qu’illes viennent de projeter sur l’enfant : une fille sera plus consolée et conduite à exprimer ses émotions (car elle est perçue comme  « triste ») là où un garçon sera plus encouragé à se défouler physiquement (car il est perçu comme « en colère »).

Ces croyances sociales genrées vont s’instituer en normes et conditionner l’éducation des filles et des garçons par l’ensemble de la société, depuis la sphère familiale jusqu’à la sphère scolaire, en passant par la sphère éducative. C’est ce que l’on nomme la socialisation différenciée des filles et des garçons. Par exemple, les jouets proposés aux filles favorisent l’imitation et la coopération, au travers de trois catégories (séduction ; maternité ; domestique) là où les jouets proposés aux garçons favorisent avant tout l’innovation, la créativité et la compétition. Les réactions des enfants vis-à-vis des jouets ne sont pas les mêmes selon leur âge. Nous avons vu que c’est à deux ans environ que se forme la conscience de sexe, qui est liée à des attributs genrés. Ainsi, un-e enfant-e de 2 ans attribuera un sexe masculin à un-e enfant-e portant des vêtements culturellement masculins, mais féminin au/à la même enfant-e qui porte à présent des vêtements culturellement féminins, et ne parviendra pas à attribuer un sexe à un enfant nu ; à cet âge, le sexe génital externe n’est pas un marqueur sexuel. Entre 3 et 4 ans les enfant-e-s prennent conscience de la temporalité, et pensent qu’une petite fille deviendra une « maman » et un petit garçon un « papa ». En revanche, illes pensent toujours que le sexe est réversible selon les attributs genrés. Illes vont donc, selon les normes culturelles en vigueur, jouer de façon privilégiée avec des jouets culturellement associés à leur sexe afin de ne pas « perdre » leur sexe. Entre 5 et 7 ans les enfant-e-s acquièrent la constance de genre, illes estiment que leur sexe ne variera plus selon les attributs genrés. Ainsi, de 7 à 12 ans (toujours en moyenne), illes vont être plus flexibles dans leurs choix de jouets, d’attitudes, de vêtements, etc. De la puberté à l’âge adulte, ces choix vont à nouveau se rigidifier, l’adolescence constituant une période propice à la perte de repères (changements corporels, conflits avec les adultes, etc.). Or, c’est à cette période de rigidité genrée que se font les choix d’orientation scolaire et professionnelle. Ainsi, peu de filles et de garçons vont effectuer des choix contre-stéréotypés, autrement dit des choix qui ne sont pas culturellement attendus d’elleux. Nous disons « culturellement » car le genre des métiers n’existe pas en soi mais varie en fonction des périodes et des lieux. Par exemple, le métier de dactylographe était initialement un métier très majoritairement exercé par des hommes et est de nos jours un métier très majoritairement exercé par des femmes. A l’âge adulte, les individu-e-s retrouvent de nouveau une flexibilité du genre, et c’est là que l’on observe davantage de reconversions professionnelles « genrées », même si les incitations sociétales quotidiennes valorisent peu, voire sanctionnent, les conduites non stéréotypées et présentent davantage de modèles identificatoires binaires (femme/homme), stéréotypés (femme jolie/homme musclé) et hiérarchisés (femme inférieure/homme supérieur). La hiérarchisation ne s’arrête pas au sexe et inclut également d’autres marqueurs venant institué un modèle dominant de masculinité, dénommé « masculinité hégémonique » : dans les sociétés occidentales, la masculinité dite hégémonique passe donc par la valorisation de plusieurs critères : être un homme, blanc, hétérosexuel, de classe supérieure, vivant en occident. Les rapports de domination varient ainsi en fonction de la plus ou moins grande proximité et adhésion des individu-e-s à la masculinité dite « hégémonique ».

La socialisation différenciée est donc un processus qui commence à la naissance et dure toute la vie. Les normes continuent en effet d’agir au travers des médias notamment, des interactions du quotidien, et en particulier des scripts sociaux (par exemple, le script selon lequel l’homme doit payer le repas d’une femme au restaurant, ou encore lui tenir la porte par galanterie, la galanterie étant la forme sexiste de la courtoisie qui ne connait quant à elle pas de frontières sexuées. On parle de « sexisme bienveillant ». Ces scripts renseignent sur les rapports hiérarchiques entre femmes et hommes et les enferment dans des positions asymétriques).

IMG_9091Cp-Volvo Public-JPGL’ensemble du processus de socialisation va contribuer à forger chez les individu-e-s des capitaux différents (ensemble de compétences, connaissances et appétences) non pas par « nature », mais bien par le jeu du social. En effet, les cerveaux d’un chauffeur de taxis et d’un musicien sont plus différents que ceux d’un homme et d’une femme. Le cerveau se réorganise en fonction de l’apprentissage, il est donc intimement lié à l’activité des individu-e-s et à leurs expériences. Enfin, le sexe d’une personne n’implique pas le développement de compétences cognitives distinctes d’une personne d’un autre sexe. En revanche, les expériences de vie et notamment l’expérience de la discrimination affectent les places, les rôles, les perceptions de soi des individu-e-s.

Cette socialisation différenciée des filles et des garçons module ainsi également l’estime de soi des un-e-s et des autres, les filles pâtissant d’une moindre estime d’elles-mêmes. Le développement des marrainages (en entreprise mais aussi pendant la scolarité) contribue à renforcer cette estime. La socialisation va également affecter les attitudes et conduites des garçons au sens notamment où elle va les conduire à prendre davantage de risques que les filles, notamment dans des cadres groupaux à l’adolescence, mais aussi dans le cadre de conduites addictives (alcool, etc.) et accidentogènes (conduite automobile 4 fois plus risquée et dangereuse chez les hommes que chez les femmes notamment, voir les chiffres de l’observatoire de la sécurité routière) à l’âge adulte. On voit bien ici combien la question de l’égalité ne concerne pas que les filles/femmes mais aussi les garçons/hommes, qui sont eux-aussi exposés à des normes restrictives. Ces dernières les assigne encore trop souvent à une place de prédateurs, notamment sexuels, des femmes (et au passage à une injonction d’hétérosexualité), alimentant une souffrance identitaire chez les hommes qui ne se reconnaissent pas dans ces assignations ou ne les cautionnent pas. Les stéréotypes genrés peuvent également avoir un impact sur les performances des filles, au sens où ils peuvent susciter une émotion négative qui inhibe provisoirement les compétences cognitives, engendrant une baisse de la performance à un exercice par exemple. C’est ce que l’on nomme la menace du stéréotype. Il existe des outils pour diminuer cette menace, comme l’habillage de la tâche par exemple. Ainsi, présenter une tâche à réaliser comme étant du dessin plutôt que de la géométrie conduit à une augmentation des performances des filles qui égalent alors celles des garçons. Le langage est donc un puissant outil d’activation des stéréotypes et de renforcement des inégalités. Par exemple, la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » institue l’asymétrie des sexes et la réactualise quotidiennement. Employer des expressions au féminin et au masculin, écrire ou dire systématiquement en s’adressant à un public mixte « ils et elles » permet de rendre visibles les femmes, de les inclure et leur permet de se projeter. Par exemple, l’univers symbolique de la Ville est extrêmement genré, masculin. Donner à des rues, des ponts, des places, des structures, des noms de femmes, contribue à faciliter l’appropriation par les femmes de l’espace public et y rend légitime leur présence, tout en les inscrivant dans l’histoire. Il en est de même des noms des salles de réunions dans les institutions/entreprises.

Les stéréotypes genrés à l’origine de et transmis par la socialisation différenciée des filles et des garçons vont en effet contribuer à une répartition dans et à des usages différenciés de l’espace public. Classiquement, cela conduit les garçons et les hommes à stationner davantage que les femmes qui traversent l’espace public largement « privatisé » par les hommes. S’en suivent des discontinuités dans le rapport à l’espace, et nombre de femmes évitent certains lieux, se sentant particulièrement vulnérables dans un espace « masculin » où les rappels à l’ordre sexués sont récurrents (harcèlement de rue notamment).

L’ensemble de la socialisation différenciée des filles et des garçons conduit ces dernier-e-s à s’orienter différemment dans les filières scolaires et professionnalisantes, ce qui se nomme en éducation « les couloirs de verre ». Aux garçons les filières les plus prestigieuses, porteuses d’emploi et rémunératrices. Ces trajectoires scolaires débouchent alors sur des inégalités professionnelles bien connues qui sont reflétées dans les statistiques nationales et également observables dans les rapports de situation comparée des femmes et des hommes dans l’entreprise/institution (écarts de salaires de 28% en moyenne ; plafond de verre –difficultés d’accès aux postes à responsabilité- ; parois de verre -concentration des femmes dans des secteurs d’emploi restreints- ; articulation des temps de vie –près de 85% des tâches domestiques restent assumées par les femmes en plus de leur travail salarié ; etc. ). La boucle est ainsi bouclée.

Des stratégies existent pour réduire ces effets. Nous en avons abordé certaines pendant la conférence. Elles passent notamment par l’attention au langage, à la communication, par les marrainages, par l’exposition à des modèles de réussite mais en respectant certaines conditions, par la sensibilisation, par un changement de regard qui demande à être régulièrement activé car les injonctions différenciées en fonction des sexes sont récurrentes et quotidiennes (médias, langage, etc.). Enfin, prendre le contre-pied des stéréotypes s’avère plutôt contreproductif pour modifier les croyances. Il convient plutôt de multiplier les modèles d’identification afin d’ouvrir le champ des possibles. Par exemple, dans un ouvrage pour enfant, une fille jouant à la poupée qui échange avec une fille jouant avec un camion et une autre jouant de la flute, avec un garçon jouant au ballon, un autre jouant à la dinette et un dernier jouant également de la flûte. C’est bien l’exposition à des modèles variés, tant pendant l’enfance qu’à l’âge adulte, qui peut permettre des identifications moins stéréotypées, moins binaires et moins hiérachisées, autorisant ainsi chacun-e à se construire dans l’ouverture des potentiels et la multiplicité des possibles.”

Principale appréciation de l’intervention par le public : “C’était trop court !!”