La féminisation des noms de métier, conférence du 27 septembre 2010
Cet article retranscrit le compte-rendu d’une conférence (donnée le 27/09/2010) rédigé par Violaine Dutrop-Voutsinos, qui espère ne pas avoir trahi les propos et pensées des personnes intervenantes (version 2 intégrant la lecture de Thérèse Rabatel, élue à la Ville de Lyon).
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Encart de présentation dans Lyon Citoyen de septembre 2010 : « Pourquoi dire « directeur » quand il existe « directrice » ? Pourquoi cacher les femmes, leur rôle social, leurs réussites, les métiers qu’elles peuvent exercer parfois dans des domaines que l’on n’attend pas ? Pourquoi ne pas respecter les deux décrets qui instituent en France la féminisation des titres, grades, fonctions… depuis 1986 ? Tel est le thème de la conférence publique proposée par Thérèse Rabatel, Adjointe au Maire, avec la participation du linguiste Jean-Marie Klinkenberg, spécialiste européen du sujet, le 27 septembre à l’Hôtel de Ville » de Lyon.
Introduction de Thérèse Rabatel, adjointe au maire de la ville de Lyon (extraits)
Le thème de cette conférence n’est pas anecdotique. La langue charrie notre façon de penser. Benoîte Groult a dit des mots très pertinents sur le sujet, notamment dans son essai « Ainsi soit-‐elle ». Je suis très choquée par les femmes qui se cachent derrière des titres masculins. Lorsqu’on vous appelle Mme Le Directeur, je vous incite à répondre M. La Directrice, pour montrer ce que cela fait.
Nous sommes dans un pays où les femmes sont encore affublées d’un Mme ou d’un Mlle qui étiquète leur état civil, avec des Mlle à 50 ans pour les célibataires !
Ces pratiques langagières ont notamment un impact sur l’orientation scolaire, car les métiers offrent un éventail plus grand dans les esprits lorsqu’il sont au masculin ET au féminin (et réciproquement). La ville de Lyon n’est pas exemplaire sur le sujet, même si des efforts sont faits, notamment dans le magazine Lyon Citoyen ainsi que dans certaines actions de communication.
Pourtant, nous avons deux circulaires en France qui devraient guider notre action, ainsi que des recommandations argumentées du Conseil de l’Europe. La féminisation n’est pas obligatoire sur un plan personnel, mais les textes/offres d’emplois… émanant des collectivités territoriales, administrations, Etat, doivent respecter la loi et donc féminiser obligatoirement !
Jean-Marie Klinkenberg
Je vais commencer par vous raconter une histoire. Un homme est en voiture avec son fils. Ils ont un accident. Le père meurt et le fils se retrouve à l’hôpital aux urgences. Il faut bien sûr l’opérer. Il arrive au bloc opératoire, et le chirurgien qui s’apprête à l’opérer s’exclame : « Oh ! Je ne peux pas l’opérer ! C’est mon fils !! ». Lorsque je raconte cette histoire, je demande ensuite à mon auditoire son interprétation. J’ai eu toutes les interprétations possibles : personnes transgenres, dédoublement de personnalité, folie, des inventions toutes plus rocambolesques les unes que les autres, et rarement la bonne explication. Le chirurgien est tout simplement une chirurgienne, donc la mère de l’enfant. Mais quand on nomme un métier au masculin, les gens voient un homme, ce qui est après tout bien normal. La question du genre grammatical suscite bien une cécité chez le francophone. Je vais donc vous démontrer qu’il faut féminiser les noms de métier, que la langue le permet, et qu’aucun contre-argument ne tient.
Préalable 1 : Langue, genre, sexe et représentations
Chez le linguiste, le genre et le sexe n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le genre est une propriété formelle qui permet les accords et qui constitue une référence pronominale.
Il existe des langues qui n’ont pas genre, comme le turc ou le ketchua. En danois, il y a deux genres, mais ce sont le genre neutre et le genre commun : on se passe donc du masculin et du féminin. En allemand, c’est la lune qui est masculin et le soleil féminin, ce qui met à mal quelques représentations symboliques du francophone…
Il y a cependant un point sur lequel sexe et genre coïncident : c’est le vivant, l’humain ou l’animal. A partir de cette coïncidence, nous projetons toutes nos représentations. Car le genre grammatical peut modeler puissamment nos représentations. Il n’est pas innocent : il produit des effets sociaux importants.
Préalable 2 : Langue et société, identité et pouvoir
La langue est un instrument, une grille pour décoder et dire le monde. Pour le nomade, c’est la langue qui est son paysage. C’est aussi un instrument de pouvoir : c’est celui qui parle le plus fort la langue qui produit des exclusions. La langue creuse le fossé entre le citoyen et le pouvoir.
L’Etat pourrait autant s’occuper de la langue que de la santé ; la politique linguistique est primordiale, car exclusions il y a. C’est dans ce contexte que des mesures, textes, recommandations ont été mis en place.
On distingue la féminisation des termes et la féminisation des textes (usage de la parenthèse ou du slash -‐ étudiant/es -‐, de termes génériques comme « gens » ou « personnes » ou droits « humains »…). En Grande Bretagne, on privilégie les termes génériques : le corps enseignant, la population, le milieu de l’artisanat… L’enjeu de la féminisation des textes, ou plutôt de la démasculinisation des textes, est très fort ; il nécessiterait une autre conférence et n’est pas traité ici.
Pourquoi féminiser les noms de métiers et fonctions ?
Pour échapper à quatre effets produits par l’utilisation du masculin :
1. Le masculin occulte le rôle des femmes
Ce qui n’est pas nommé publiquement n’existe pas socialement. L’anecdote sur le chirurgien qui était une chirurgienne en témoigne, ainsi que des expériences menées sur l’association entre des images et des professions, dans lesquelles les personnes interrogées associent systématiquement un sexe à une profession.
2. Le masculin nie l’identité des femmes
Elles apparaissent comme des femmes déguisées en hommes (il faut que l’usage / la société permette d’assumer l’identité féminine).
3. Le masculin hiérarchise les fonctions sociales
Directeur est hiérarchiquement supérieur à Directrice dans les représentations.
4. Le masculin inhibe les candidates
Le problème de l’accès aux professions est très important. L’usage du masculin crée cette impression dès le plus jeune âge que « ce n’est pas pour moi ».
La citation de Jean-‐Marie Klinkenberg :
« Ce qui ne s’énonce pas n’existe pas. ».
La féminisation du lexique : une histoire ancienne, un débat récent
Dans notre histoire, l’usage social a favorisé les deux sens pour les femmes : épouse de ou profession. Les métiers féminins, nobles en particulier, ont longtemps été féminisés (régente, médecine…). Une hiérarchie sociale s’instaure, surtout au 19ème siècle : le féminin est aussi utilisé pour désigner « la femme de » dans la haute société, tandis que les ouvrières sont ouvrières, et pas femmes d’ouvriers. Au 19ème siècle, une étudiante est la femme ou l’amie d’un étudiant.
Le système où le féminin désigne « l’épouse de » est dénoncé en 2ème partie du 20ème siècle avec les mouvements féministes. Mais dès 1932, l’Académie française fait entrer des néologismes féminins dans la langue (factrice, aviatrice…) : la langue offre assez de ressources pour la féminisation.
La féminisation du lexique : les réticences
Le cache-sexe de la féminisation sera linguistique pour ne pas avouer le voeu de cantonner les femmes à certaines tâches et activités.
- Objections linguistiques internes et réponses du linguiste
- « Vous confondez genre et sexe » => Réponse déjà apportée dans l’encart du préambule.
- « Vos nouveaux féminins ont déjà un sens » (la femme de) => D’une part, les mots changent de sens, et d’autre part, cela n’a jamais été gênant qu’un même ensemble de sonorités aient plusieurs sens (ex. de la cafetière, ou des homonymes).
- « Les noms au masculin sont neutres » => Non, il n’y a pas de genre neutre en français. Ces personnes distinguent la personne et la fonction, qui n’aurait pas de sexe. Le problème est qu’on confond le masculin collectif et le masculin individuel. Si l’argument tenait, on ne dirait pas Mme l’instituteur. Ce raisonnement du « neutre » est en outre inéquitable, car il ne touche que les fonctions les plus hautes…
- Objections linguistiques externes et réponses du linguiste
- « On ne peut pas légiférer, c’est l’usage qui doit décider. » => On oscille entre la peur de la tyrannie (si l’Etat oriente / réglemente) et le ridicule (si l’Etat ne se donne pas les moyens). Pourtant, l’Etat a le droit d’intervenir dans ce qui est de sa juridiction (une entreprise peut bien nommer ses produits !). Effectivement, l’Etat (ni personne) ne peut imposer à quelqu’un son propre langage, mais il peut réglementer sur son propre langage. L’objection tombe lorsque l’usage ne correspond pas au fantasme de l’usage acceptable : on le décrète illégitime (langage des écoliers / SMS…) !! Cette objection est également étonnante quand on s’aperçoit que nombre de français pensent que le périphérique (Belge, Québécois…) est locataire de la langue française, et qu’il devrait se faire dicter son usage… !!
- Objections esthétiques et éthiques et réponses du linguiste
- « Les formes au féminin sont laides » => Drôle d’argument, nouveau de surcroît (argument de résistance ?)
- « C’est dévalorisant » => On ne peut qu’inciter à travailler sur les représentations sur son sexe, et sur l’autre sexe… !
Ce que signifient les objections
Parole de linguiste, la réfutation n’épuise jamais l’argument… L’exemple de la cafetière est flagrant : elle a toujours désigné la profession de tout temps dans les dictionnaires.
Si l’argumentation linguistique ne suffit pas, c’est que les objections viennent d’auilleurs. Les deux principales raisons qu’il est possible d’avance sont :
1. Nous avons une conception essentialiste de la langue très francophone
2. Nous avons une conception de la société (sexiste) très stable (s’en référer au grand nombre de plaisanteries sexistes qui ne choquent même pas). On touche donc à des valeurs profondes, et par là, on insécurise les personnes.
Echanges avec la salle
- Sur la neutralité des textes (langage épicène) : « Parler de lectorat au lieu des lecteurs peut faire diminuer l’accès à la langue, donc ce qu’on gagne d’un côté, ne le perd-on pas de l’autre ? » => C’est un risque possible. Ce dossier est capital, mais il est très délicat à traiter.
- « Si dans un texte, on multiplie les marquages du féminin, on risque de lasser à la lecture » ; « la souplesse est importante pour éviter les urticaires ». => En Belgique, une maquette « Mettre au féminin » a été déployée à très grande échelle, pour dédramatiser et sensibiliser le grand nombre. Mettez en France de l’argent pour créer des instruments et sensibiliser : on voit de très bons progrès en Belgique.
- « Comment féminiser ? » ? « Quel marquage choisir ? » => Une députée a publié un article très convainquant et argumenté en faveur de la barre oblique : ni entre parenthèse, ni attachées, mais bien égales et indépendantes, voici comment les femmes apparaissent avec un slash.
- « Comment faire quand le « masculin collectif » peut légitimement être utilisé mais que plusieurs interprétations sont possibles ? » => Contournez ! La langue permet tout. Utilisons-la.
- « On voit de plus en plus de formes en -eures ». => Oui, c’est contraire aux préconisations, mais cela indique une tentative d’aller vers les féminin.
- « Tous les métiers peuvent-‐ils vraiment être féminisés ? » => OUI !!! Se référer au guide « Femme, j’écris ton nom » disponible sur internet, et aux circulaires du 11 mars 1986 (L. Fabius) et du 6 mars 1998 (L. Jospin). La terminaison en -eur est quasiment la seule qui pose un peu problème avec quelques hésitations, mais l’usage tranchera ; et il est en train de trancher pour professeurE, docteurE…
- « Dans l’esprit des femmes elles-mêmes, l’obstacle est grand » => oui, un gros travail sur les représentations est à faire ; Elles se dévalorisent sans sen rendre compte. Elles s’ignorent et se rendent invisibles.
- « Peut-‐être que dans certaines circonstances, en appeler avec insistance à l’identité sexuée est vécu comme déplacé. »
- « Travailler sur la féminisation des métiers, c’est essentiel, mais travailler sur la masculinisation des métiers continuellement féminins, ce serait bien aussi. »