Les ABCD en moins, un plan d’action en plus ?
L’Institut EgaliGone, dont la mission est d’encourager l’éducation égalitaire entre les filles et les garçons depuis la région lyonnaise, s’était réjoui du dispositif expérimental des ABCD de l’égalité, qui œuvrait concrètement dans ce sens. Durant l’année scolaire qui vient de s’achever, ces ABCD de l’égalité ont été testés dans les établissements primaires de dix académies. Le 19 juin, L’Express titrait : « Benoît Hamon va enterrer les ABCD de l’égalité ».
Le 30 juin, s’appuyant officiellement sur l’évaluation de cette expérimentation, le ministre de l’Education Nationale dévoilait son “plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école dont la mise en œuvre débutera dès la rentrée 2014-2015” en même temps qu’il confirmait la disparition du dispositif expérimental des ABCD de l’égalité. Nous tenons aujourd’hui à faire connaître notre mécontentement et notre grande déception face à une décision pour le moins inattendue, au regard d’une évaluation positive de ce programme et qui présageait plutôt son extension. Un sentiment de triomphe a immédiatement suivi l’article de l’Express chez les personnes qui ont protesté contre un contenu imaginaire des ABCD et qui ont créé les « journées de retrait de l’école ». En revanche, pour les professionnel·le·s de l’éducation qui ont testé la démarche, les parents d’élèves convaincus de son utilité et toutes les personnes conscientes de son importance dans la lutte contre les stéréotypes et les souffrances qui en découlent, cette décision a sonné comme un véritable recul. Muriel Salle (Université Lyon1) et Martine Storti (inspectrice générale de l’éducation nationale honoraire) ont par exemple exprimé leur colère et leur déception dans la presse (cf.http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1968). De notre côté, nous avons passé au crible ce plan de substitution et partageons nos doutes : quelle est la possibilité d’atteindre, sans une incitation réelle et davantage de moyens, des objectifs effectivement « ambitieux » qui figuraient déjà en grande partie dans la convention interministérielle 2013-2018 pour une réelle égalité entre les filles et les garçons dans le système éducatif ?
Les ABCD permettaient des avancées concrètes.
Tout d’abord certaines actions programmées dans les ABCD ne se retrouvent pas telles quelles dans le nouveau plan d’action, en particulier :
- Une journée de formation des formateurs et des formatrices : inspecteurs et inspectrices de l’Éducation nationale (IEN), conseiller·ère·s pédagogiques de circonscription (CPC)
- Une demi-journée de sensibilisation des enseignant·e·s du premier degré dans le cadre du plan de formation de proximité et un accompagnement tout au long du déploiement
- L’expérimentation et l’accompagnement des enseignant·e·s dans les classes par les IEN/CPC
Expérimentation annoncée dans la Convention interministérielle 2013-2018, les ABCD de l’égalité étaient originaux et intéressants par l’approche opérationnelle qu’ils mettaient en œuvre : les enseignant·e·s en activité du premier degré ont été dans la foulée formé·e·s (a minima sensibilisé·e·s) et outillé·e·s pour agir immédiatement dans leurs classes en faveur de l’égalité des sexes. De plus, les équipes participantes étaient soutenues par une académie et une institution clairement investies dans l’action. Le rapport de Juin 2014 émanant de l’inspection générale de l’éducation nationale sur l’évaluation des premiers mois d’expérimentation souligne d’ailleurs que « les enseignant(e)s bénéficiaires des formations développent une vigilance plus élevée que par le passé aux modalités d’organisation et de conduite de la classe ainsi qu’aux supports des activités afin de donner aux filles et aux garçons des opportunités d’apprentissage aussi égales que possible ». Il précise aussi que « Ces enseignant(e)s, dans leur majorité, souhaitent un accompagnement plus soutenu et des aides en matière d’outils pédagogiques. Les doutes, voire les difficultés, qu’ils expriment montrent qu’ils ont une conscience aiguë de leur responsabilité d’éducateurs et souhaitent agir dans le respect des droits des enfants. » Ce dernier point aurait pu conduire au renforcement du dispositif, or les ministres se sont appuyé·e·s sur celui-ci pour en justifier l’abandon et l’annonce d’un autre programme désigné comme « ambitieux ». Ce rapport recommande aussi d’informer davantage les parents d’élèves sur les motivations et le contenu de ces enseignements et émet des réserves en soulignant qu’« une évaluation solide de l’impact de l’action doit s’inscrire dans la durée ; un suivi de cohorte serait idéal ».
Comparons le nouveau plan d’action et la convention interministérielle 2013-2018.
Pour mémoire, la convention fait suite à plusieurs autres conventions pluriannuelles sur le sujet et a été signée le 7 février 2013 par les ministres : 1) de l’éducation nationale, 2) des droits des femmes, 3) du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, 4) de l’enseignement supérieur et de la recherche, 5) de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt et 6) la ministre déléguée chargée de la réussite éducative.
Concernant la formation, la convention engageait les parties signataires d’une part à « Intégrer la déconstruction des stéréotypes sexistes et l’égalité entre les femmes et les hommes dans le cahier des charges de la formation initiale des personnels enseignants du premier degré et du second degré, d’éducation et d’orientation et dans les cursus de formation des enseignants de tous les ministères signataires. » (paragraphe 1.2) et affirmait d’autre part que « La formation [continue] des formateurs et formatrices ainsi que la formation des personnels se destinant à travailler auprès d’enfants, d’adolescent(e)s, de jeunes adultes doivent comprendre une formation au genre et à l’égalité s’appuyant sur des données chiffrées et une vision sensible aux inégalités entre les femmes et les hommes dans l’ensemble des thématiques abordées. » (paragraphe 1.3). Le plan d’action reprend ces axes en formulant d’une part que « Les étudiants formés dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), soit environ 25000 par an, recevront désormais une formation à l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. », et d’autre part que « Les futurs cadres, chefs d’établissements, inspecteurs de l’éducation nationale (IEN) et inspecteurs académiques et inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) bénéficieront d’un module sur l’égalité des filles et des garçons à l’école dans le cadre de leur formation initiale. » C’est donc toujours sur la convention, plus précise, que nous nous appuyons pour suivre la tenue des engagements ministériels.
Concernant l’engagement des établissements pour l’égalité entre les filles et les garçons, la convention prévoit d’« Inciter à la rédaction d’un volet « promotion de l’égalité » dans chaque projet d’établissement », d’« Inscrire l’égalité entre les filles et les garçons dans le règlement intérieur des établissements : il sera rappelé la nécessité d’y mentionner l’interdiction de tout comportement à caractère discriminatoire », ainsi que d’autres thèmes ou données à prendre en compte dans le projet d’établissement. De son côté, le plan d’action prévoit qu’ils « seront invités à inscrire l’égalité entre les filles et les garçons à l’école dans leurs projets d’établissements, adoptés en Conseil d’école ou d’établissement. » Cette simple invitation suggère un volontariat des établissements et non une obligation. L’ambition est bien faible par rapport au discours du Ministre de l’éducation qui rappelait que transmettre des valeurs d’égalité et de respect entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes, est une des missions essentielles de l’école et que « les valeurs humanistes d’égalité et de respect entre les femmes et les hommes, les filles et les garçons […] sont inscrites dans la Constitution et dans les textes internationaux ratifiés par la France comme la Convention des Nations Unies sur “l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes » (Préambule de la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif 2013-2018). L’aspect contraignant des ABCD, qui conduisait chacun·e à s’interroger sur son rapport à l’égalité, aux stéréotypes et aux résistances, disparaît. La mission d’éducation à l’égalité pourrait redevenir un objet soumis à la bonne volonté des un·e·s et des autres.
Concernant l’implication des parents, la convention engage « dans le cadre de la coéducation, et des dispositifs de dialogue avec les parents, [à] mettre en avant la question de l’égalité entre les filles et les garçons et [à] proposer aux fédérations de parents d’élèves de mener des actions spécifiques concernant l’égalité filles-garçons dans leurs messages d’information aux parents. » Cet engagement préexistant est érigé en 4ème axe du plan d’action qui précise que l’inscription de l’égalité F/G dans les projets d’établissement « sera l’occasion d’impliquer les parents et de leur faire partager ce projet éducatif. »
Le plan d’action prévoit aussi des compléments à la convention. Il annonce notamment, et c’est une nouveauté découlant des ABCD, que « La transmission aux élèves de la valeur d’égalité filles-garçons se fera dans la classe à partir de séquences pédagogiques enrichies (histoire, géographie, éducation civique, éducation physique et sportive, etc.) s’appuyant sur le programme scolaire et le socle commun de connaissances et de compétences. » S’il est satisfaisant de voir que l’égalité s’inscrit désormais officiellement dans les apprentissages de façon transversale, nous attendons la traduction concrète de cette décision dans les programmes puis dans toutes les salles de classe. En effet, si cette pratique existe déjà grâce à des enseignant·e·s formé·e·s et/ou sensibles à cette question, elle n’est pas encore généralisée.
Visant sans doute à faire face au grand nombre de personnes à former, « une mallette pédagogique sera mise à disposition des enseignant·e·s, regroupant des ressources et des nouveaux outils pour les aider à mettre en place ces séquences »et « un nouveau site internet sera mis en place à partir de la rentrée scolaire pour rassembler de nouveaux documents et outils pédagogiques à destination des enseignants. Ces nouveaux contenus, disponibles dès septembre 2014, seront réalisés et validés par le ministère de l’éducation nationale, notamment en faisant appel aux enseignants ayant reçu une formation en 2013-2014. » Si nous pouvons apprécier l’intention du ministre de s’appuyer sur les acteurs et actrices de terrain pour élaborer les contenus de cette « mallette pédagogique », les délais annoncés préfigurent de contenus enrichis ou réorganisés issus de ceux des ABCD, plutôt que « nouveaux ». Les personnels activement impliqués cette année dans l’expérimentation se sentiront-ils justement reconnus dans cette orientation acrobatique qui semble à la fois écarter leur investissement et s’appuyer dessus ?
Alors qu’à moins de deux mois de la rentrée scolaire, les personnels susceptibles d’assurer les formations n’ont pas encore été recrutés dans les Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education, et que cette « mallette pédagogique » est à concevoir dans des délais records, nous nous interrogeons… Une sensibilisation auto-dispensée via cette mallette, et dont l’effectivité ne pourra être vérifiée, sera-t-elle aussi efficace qu’une formation dispensée à tou·te·s les enseignant·e·s en face à face ? Nous doutons que l’opération s’étende vraiment au delà de celles et ceux déjà convaincu·e·s de leur responsabilité en la matière.
Précisons que la convention a toujours tout son intérêt puisqu’elle présente de nombreuses recommandations opérationnelles visant à créer une culture de l’égalité entre les sexes, dont certaines concernent l’éducation à la sexualité ou la mixité des filières de formation. Pourtant, le plan d’action n’évoque pas cette convention interministérielle, manquant l’occasion de communiquer sur ce document de référence majeur à l’Education Nationale mais encore très méconnu par ses propres personnels (12% des enquêté·e·s de la communauté éducative de Rhône Alpes dans une enquête 2011 connaissaient la convention 2006).
Profondément déçu·e·s, nous sommes plus que jamais vigilant·e·s.
Entre 2011 et 2013, l’Institut EgaliGone avait en effet pris part à cette grande enquête adressée aux équipes éducatives de Rhône Alpes afin de mesurer leur perception de l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes et leur connaissance des outils mis à leur disposition par l’institution (Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité, Lyon. Rapport Enquête Egalité Enseignement en Rhône Alpes – 2011-2013, 93 pages. Disponible en ligne). Les résultats montraient une volonté massive des équipes de contribuer à l’égalité, mais un manque de formation, d’information, de modèle, de soutien et de moyens ; ils aboutissaient à la nécessité 1) d’un Etat employeur exemplaire, 2) de partir des besoins du terrain, 3) de connaître et valoriser les outils existants.
Les ABCD de l’égalité et leur évaluation auront permis des avancées sur les points 2 et 3 précités. Pour continuer de donner envie aux équipes d’agir et conforter celles déjà engagées, il semble indispensable de les rassurer, de les soutenir dans la durée et de reconnaître leur investissement pour l’égalité.
Reste à voir ce que le nouveau plan d’action, tel qu’il est actuellement dévoilé, permettra réellement de continuer à impulser car :
- Il met fin à la démarche des ABCD, troquant des actions concrètes pour des intentions et recommandations encore abstraites, risquant ainsi de démotiver les équipes déjà lancées et de décourager les autres.
- S’il réaffirme succinctement des engagements préexistants dans la convention interministérielle, comme l’implication des parents, il ne fait pas référence à ce document plus complet encore très méconnu.
- S’il ajoute des engagements sur l’action en classe, il affiche des délais peu réalistes sur la formation des personnels et sur la mise à disposition de ressources web, présentées comme nouvelles, tout en évitant de s’engager concrètement sur les moyens de formation.
- Il ne s’engage pas sur le caractère systématique et obligatoire de l’engagement des établissements dans une démarche d’éducation à l’égalité.
- Enfin, il brouille, par la multiplication documentaire et les écarts de formulation, le panorama déjà complexe, mal connu et parfois mal compris de la mission et des engagements de l’Ecole républicaine sur l’éducation à l’égalité entre les sexes. Cette dernière relève pourtant d’un objectif constitutionnel à défendre plus que jamais.
L’équipe d’EgaliGone