Interview de Karine Bertrand, professeure de lycée
Karine Bertrand a partagé également ses pratiques à l’occasion de la restitution de l’enquête égalité du 17 octobre au CRDP de Lyon.
Elle exerce depuis onze ans en tant que professeure de français et d’histoire-géographie en lycée professionnel à Vienne, et fait partie du conseil d’administration d’EgaliGone.
Karine, qu’as-tu mis en place dans ta pratique enseignante ?
Mes classes sont composées majoritairement de filles, voire exclusivement selon les sections. Il s’agit d’avoir dans mes cours des réflexions et des pratiques égalitaires de tout ordre, à l’objectif verbalisé ou non. Dans le premier cas, c’est toujours l’objet de discussions animées et réjouissantes : chaque élève y va de sa perception des différences de sexe et de ses expériences d’ (in)égalité.
Dans la prise de contact avec la classe par exemple, j’annonce d’emblée que je vais désormais m’adresser au groupe-classe en féminisant mes propos, en vertu des principes démocratiques qui veulent que ce soit la majorité qui l’emporte. Les filles étant toujours plus nombreuses, j’applique donc cette règle en prenant la précaution de demander aux garçons si ça ne les dérange pas. Ils ont jusque là toujours acquiescé de bonne grâce, visiblement amusés par ce qui fait sourire les filles.
Les supports d’étude que je choisis sont également liés à la notion d’égalité entre les sexes. Je promeus par exemple les auteures qui ne sont jamais représentées à égalité avec les hommes dans les manuels. Citons par exemple pour les écrivaines antérieures au XIXème siècle Louise Labé, Olympe de Gouges, Marie de France qui permettent l’étude de la poésie ou de l’argumentation. Mon propos est rarement de proposer des écrits qui parlent de la condition féminine comme dans la déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais de traiter ces œuvres pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire de la littérature. Des œuvres moins connues font également souvent partie de mon corpus annuel. C’est le cas de la pièce de Marivaux, La Colonie, qui a pour thème l’égalité des droits politiques entre les femmes et les hommes et qui présente la particularité d’avoir été écrite par un homme de l’Ancien Régime. Cela donne donc lieu à d’intéressantes discussions sur l’idée de justice et d’engagement : est-il nécessaire d’appartenir au groupe des opprimé-e-s pour défendre les droits de ces derniè/e-r-e-s ?
Concernant les œuvres contemporaines, les choix sont multiples, y compris au cinéma. J’ai fait par exemple étudier par mes classes de Terminale l’année dernière la bande dessinée de Marjane Satrapi, Persepolis. Au cinéma, Tout ce qui brille a fait l’objet d’une séquence pédagogique. L’entrée que j’avais explicitement choisie était celle des codes sociaux qui étaient ou non intégrés par les personnages, ce qui conditionnaient leur évolution. Cette œuvre a pour héroïnes deux jeunes femmes, proches en âge de mes élèves, qui vivent à l’instar de nombreuses d’entre elles dans une cité, et qui mènent de manière très libre leurs sorties, avec l’accord, voire l’encouragement de leurs parents. Une morale est très présente dans le film mais elle apparaît dans des réflexions sur l’amitié et la loyauté ; elle s’illustre dans des situations de solidarité mais pas du tout dans les domaines qui affectent souvent la liberté d’action des jeunes filles : il n’est pas mal dans le film pour une jeune fille, et contrairement à beaucoup de messages que les élèves perçoivent au sein de leur famille ou même dans les groupes de pair-e-s, de sortir la nuit, d’y faire des rencontres et d’avoir une sexualité active ! Je me sers donc de ce film pour présenter entre autres une manière de vivre différente de celle à laquelle certaines de mes élèves sont astreintes.
Pour qui veut faire de l’égalité une réalité, les supports pédagogiques ne manquent pas dans une discipline comme le français.
Comment ces initiatives sont-elles nées ?
C’est évidemment des convictions personnelles fortes sur l’égalité entre les femmes et les hommes qui guident mes progressions pédagogiques. Mais je ne fais en réalité que répondre aux exigences républicaines : l’égalité entre les sexes est inscrite dans la Constitution et dans les différents programmes de l’Éducation Nationale. Ce ne sont donc pas mes pratiques qui devraient être marginales…
Quels éléments de bilan pour l ‘équipe éducative, les élèves, l’établissement peuvent être partagés ?
Il y a le risque de se faire enfermer par les collègues dans le rôle de la « féministe de service » puisque, la question de l’égalité étant traitée dans mes cours, ça en dédouane certain-e-s de mener une réflexion pédagogique sur la question à travers leur discipline. Or, la notion d’égalité des sexes doit être transversale, ce n’est qu’ainsi qu’on peut progresser ensemble sur sa concrétisation.
Même s’il m’arrive d’avancer « masquée » sur mon adhésion aux théories féministes, comme je l’ai illustré concernant Tout ce qui brille, le mot de « féministe » arrive très vite dans les conversations en classe. L’aspect affectif étant déterminant selon moi dans l’adhésion des élèves à l’enseignement, le risque de lier ma petite personne à l’égalité femmes-hommes est élevé : les sentiments que les élèves ont pour moi faciliteront, ou au contraire annihileront, la progression de leur raisonnement quant aux préjugés et aux stéréotypes de genre.
Je n’ai pas encore trouvé de solution pour éviter cet écueil.
Voir aussi le programme de SES sur les groupes sociaux sur le site de SESâme