Intervention sur les relations dans la famille, par Anne Verjus
Par Chloé Riban
Dans le cadre du festival Mode d’emploi, organisé par la Villa Gillet, Anne Verjus a tenu une conférence à la bibliothèque du Point du jour, le jeudi 14 novembre. Historienne du politique et de la famille pendant la Révolution française, Anne Verjus s’intéresse désormais aux mutations de la famille contemporaine. Son intervention, intitulée « Liberté, égalité, parentalité : quelles relations dans la famille ? », s’est appuyée sur des photos prises à la bibliothèque durant une journée où il avait été proposé aux familles de venir poser devant un professionnel.
Loin de la dignité et de la posture statique qui se dégage des photos de famille d’il y a un siècle, les familles d’aujourd’hui s’affichent malicieuses et impertinentes, révélant le refus des hiérarchies au sein de cette entité. La tendresse est également mise en avant : alors que la tendresse maternelle était apparue au XVIIIème siècle en tant que ciment de la famille, elle ne s’affichait plus dans les photos de famille jusqu’aux années soixante-dix. La famille contemporaine montre également les processus d’individualisation qui la travaillent, chaque membre vaquant à ses occupations. Jusqu’au milieu du XXème siècle, c’est pourtant l’occupation commune –pique-nique, etc. – que l’on mettait en scène devant l’objectif.
Les photos prises en juin 2013 montrent en filigrane un certain nombre de mutations. Ainsi, on observe une forte présence des femmes, qui comme le montre la sociologie de la famille, sont effectivement celles qui accompagnent le plus les enfants à la bibliothèque et globalement dans leur accès à la culture. On constate également qu’un couple mère-enfant suffit pour faire famille, en témoigne le nombre de clichés où les pères sont absents. Pourtant, au XVIIIème-XIXème siècle, la famille n’était jamais représentée sans le père. Cela démontre la place importante qu’ont prise les mères au sein de la famille en tant que « care giver », c’est-à-dire pourvoyeuses de soin. A cet égard, il est intéressant de noter que c’est désormais l’enfant qui fait la famille et non plus le couple ou le mariage. Cela est notamment lié à la hausse des divorces – doublement des familles monoparentales en 20 ans, qui sont à 85% féminines – et à la hausse des unions libres – 46% de tous les enfants sont nés hors mariage. L’entrée dans la famille s’effectue de fait par la parentalité.
Si seuls 3% des pères séparés ou divorcés ont leur.s enfant.s en garde principale, il faut noter que dans 95% des cas, les deux parents s’accordent pour fixer la résidence des enfants chez la mère. Ce fait s’appuie sur la supposée compétence naturelle des femmes en matière d’éducation, qui débouche sur une société maternaliste. De plus, le fait que les femmes soient d’ores et déjà organisées pour prendre en charge les enfants en plus de leur activité professionnelle incite à leur en confier la garde.
Anne Verjus développe ainsi d’autres thématiques à partir de simples portraits de famille. En effet, si les familles se présentent comme un lieu de complicité, de bonheur et de tendresse, elles dessinent également une sphère d’inégalités fortes, voire de violences. Depuis quelques décennies, les soins aux enfants constituent une charge mentale massive et le travail parental mène parfois au burn-out, connu par les professionnels des métiers du care. Cette charge est majoritairement assumée par les femmes. La violence est également présente, Anne Verjus rappelant à cet égard que les viols ont lieu dans une écrasante majorité (80%) au sein de la famille et non dans l’espace public. De plus, si la famille représente un échec dans la recherche du bonheur, la séparation ou le divorce se présentent comme des phénomènes courants. Ainsi, 20% des couples se séparent avant l’âge de 45 ans.
Le système que constitue une famille est inégalitaire nous l’avons vu, en termes de prise en charge du travail parental. En moyenne, les femmes consacrent 41 heures par semaine au travail domestique, contre 23 heures pour les hommes. En dix ans, les femmes ont perdu 23 minutes de travail domestique et les hommes n’en ont gagné que… 2. Ces inégalités ont des effets notamment dans le monde du travail. Anne Verjus montre en effet que les jeunes femmes anticipent le travail domestique et familial dans leurs choix d’orientation et de carrière, afin d’éviter le burn out : elles choisissent des métiers et des domaines où il leur sera possible de ralentir ou de cesser leur activité. Pour leur part, les hommes éprouvent des difficultés à obtenir des temps partiels ou des congés parentaux lorsqu’ils le souhaitent. L’arrivée d’un enfant est en effet corrélée en moyenne à une hausse de salaire ou à une promotion des hommes, perçus désormais comme plus stables et plus investis. Au fil de la carrière parentale, avec la naissance de nouveaux enfants, les femmes tendent à se retirer du marché du travail ou à s’en éloigner alors que les hommes voient leur carrière boostée. Ceci s’explique en partie par le fait que les femmes gagnent généralement moins que leur conjoint (dans 80% des couples, les hommes gagnent plus que les femmes), en raison des choix de carrières qu’elles ont effectués au départ, ce qui rend plus intéressant financièrement leur arrêt et non celui des hommes. Les femmes sont donc dans une dynamique de conciliation des temps de vie, favorable au burn out.
Le mythe conjugaliste, s’est imposé progressivement depuis le XVIIIème siècle, notamment avec le Code Civil de 1804 : en rendant la transmission de l’héritage obligatoire pour tous les enfants de la famille, il a induit un plus grand contrôle de la sexualité féminine, la fortune ne devant pas être transmise à des « bâtard.e.s ». Désormais, un voile de sentimentalité est déposé sur la famille en tant que lieu de bonheur et de partage. La famille est ainsi marquée par le vivre ensemble, d’autant plus qu’elle permet de réaliser des économies d’échelle non négligeables – en témoigne l’appauvrissement lié aux séparations. De fait, la famille contemporaine associe amour, parentalité et désir entre les parents. Anne Verjus s’interroge toutefois sur ce modèle, qui semble voué à l’échec dans un nombre important de cas.
Elle suggère de fait de piocher dans l’histoire des modèles familiaux alternatifs, permettant de sortir de cette conjugalité pas toujours facile à gérer : les familles aristocratiques du XVIIIème et XIXème siècle pourraient constituer une source d’inspiration. Associant l’éducation des enfants par le couple parental, la délégation d’un certain nombre de tâches à des tiers – percepteur, etc. que l’on retrouve aujourd’hui avec l’école, les assistantes maternelles, etc. – et la liberté sexuelle au sein du couple, cette forme de famille peut être intéressante selon elle. Anne Verjus évoque également la possibilité de créer des familles non-cohabitantes afin d’éviter l’usure du couple et de régler la question du partage des tâches domestiques. Elle souligne ainsi que les mutations de la famille ne cessent jamais car cette entité est sans arrêt à réinventer.
On peut toutefois s’interroger sur les modèles qu’elle propose. En effet, il paraît peu probable qu’un modèle soit idéal et d’autres inconvénients se feront vraisemblablement jour. Notons également qu’il est difficile aujourd’hui pour un jeune couple de s’inscrire dans des modèles conjugaux alternatifs, tant la pression sociale est forte en faveur du modèle dominant. Aussi, bien que la famille contemporaine présente un certain nombre d’inconvénients et soit souvent source de diverses névroses et insatisfactions, « jeter le bébé avec l’eau du bain » est peut-être excessif. Certaines familles en effet se satisfont de l’équilibre qu’elles ont réussi à instaurer et parviennent à composer avec, voire surmonter certaines inégalités structurelles.
La socialisation à cet égard joue un rôle fondamental, en ne rendant désirable qu’un seul modèle, celui de la conjugalité parfaite et de la famille cohabitante. C’est sûrement sur ce plan qu’il est intéressant d’évoluer. Alors que proposer des modèles alternatifs pouvant s’avérer difficiles à concrétiser peut sembler utopique, peut-être peut-on commencer par éduquer les enfants dans le respect de leurs désirs propres, dans la créativité et le questionnement vis-à-vis de la norme. Il sera ainsi plus facile pour eux de se poser les bonnes questions et de nouer des relations épanouissantes et respectueuses…