Restitution de la rencontre-débat “Les métiers scientifiques ont-ils un sexe ?” La science en Rhône-Alpes c’est aussi pour les filles !”, organisée le 14 octobre 2014, dans le cadre de la Quinzaine de l’égalité en Rhône-Alpes, par Cécile Boukabza et Manon Valls.

2014-Les métiers scientifiquesA l’occasion de la quinzaine de l’égalité 2014, l’INSA a accueilli Muriel Salle, historienne et maîtresse de conférence à l’université Claude Bernard, Lyon 1, pour une rencontre-débat sur l’égalité des chances et la mixité dans les métiers, en particulier dans le domaine scientifique.

Tour d’horizon général sur l’égalité des sexes

Muriel Salle a tout d’abord abordé de façon synthétique l’histoire et les différents courants féministes.

Contrairement aux idées reçues, l’idée d’égalité entre femmes et hommes est très ancienne et remonte au moins au XVème siècle.

A cette époque, la philosophe Christine de Pizan, dans son récit « la cité des dames », affirmait déjà : « la femme doit se tenir debout aux côtés de l’homme et ne doit en aucun cas être couchée à ses pieds telle une esclave. »

On peut ainsi dire que l’idée précédait le féminisme qui, lui, fit son apparition vers le XIXème siècle.

Il existe plusieurs courants féministes, soit plusieurs manières de penser l’égalité des sexes :

  • L’essentialisme ou le différentialisme :

Il existe deux sexes, deux modalités différentes d’incarnation de l’humanité, générant deux manières d’être au monde, dont l’une a été bridée et asservie à l’autre.

But : Emanciper les femmes. Il faut atteindre l’égalité en revalorisant l’un des deux sexes qui a été dévalorisé par rapport à l’autre. L’émancipation des femmes modifierait la conception même du monde commun (ex : s’il y avait plus de femmes à la tête de grandes entreprises, il y aurait des crises économiques moins violentes).

Représentante célèbre : Antoinette Fouque

  • L’universalisme :

Rejet de l’argument de la nature duelle des sexes au nom d’une unicité de la Raison. Il n’y a pas de communauté d’expérience de principe entre femmes. On ne peut pas prouver qu’il existe davantage de différences entre un homme et une femme qu’entre un homme et un autre homme.

But : il s’agit pour les femmes d’accéder à la position de sujet ou d’individu neutre.

Représentante célèbre : Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » démontre le caractère socialement construit et contraint de la position féminine.

L’idée de l’égalité des sexes en droit date quant à elle des Lumières et de la Révolution Française. Dès 1700, Condorcet militait pour que les femmes aient elles aussi droit de cité : « Celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. » Cela a d’ailleurs inspiré la célèbre auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges, en 1792. Cependant, bien vite les espoirs amenés par cette déclaration laissent place à la déception, en effet, l’égalité sera acquise en droit mais pas en fait.

A partir de là, on observe successivement trois « vagues » de féminisme :

  • Du milieu du XIXème siècle à la seconde Guerre mondiale : les « suffragettes » militent pour l’égalité politique entre les femmes et les hommes. Le mouvement s’achève avec le droit de suffrage en 1944.
  • Dans les années 1968: libération des mœurs et des corps, droit à la contraception 1967, droit à l’IVG 1975.
  • Depuis les années 1990: retour des revendications d’égalité hommes-femmes avec des revendications très diverses :
    • Affirmation de la pluralité des identités fé
    • Passer des droits aux faits (les femmes ont aujourd’hui en France l’égalité en droit : mais des inégalités persistent, notamment dans les salaires, avec un écart de 23,5% en dépit de l’existence de 5 lois non appliquées)
    • Associer les hommes au combat pour l’égalité.

Groupes représentants connus : Les Femen, La barbe.

On observe également l’apparition et la médiatisation des féministes islamiques, qui revendiquent la compatibilité entre l’Islam et l’égalité des sexes avec le « Printemps arabe ».

Y a t-il un sexe en Sciences ?

En chiffres

Les métiers (dont scientifiques) ont bel et bien un sexe (ex. des Assistant·e·s maternel·le·s qui sont des femmes à 98%, idem dans l’enseignement où les femmes sont très majoritaires, a fortiori dans le primaire.).

L’idée préconçue est que les filles seraient faites pour les lettres et les garçons pour les sciences, sauf que dans les faits, il s’avère surtout que ce sont les garçons qui ne s’inscrivent pas en lettres.

Quelques statistiques :

  • En 2011 : les filles représentaient 45% des bachelier·e·s de filière S et 79% de filière L. Les garçons étaient quant à eux davantage orientés vers les filières scientifiques. Mais la filière S concentre plus de la moitié des bachelier·e·s de filières générales, donc on pourrait dire que les filles choisissent (et sont douées) pour les sciences davantage que pour les lettres.
  • Suite à la réforme du lycée en 2010, la proportion de filles en S est passé de 25% en 2009 à 48% en 2010.
  • Les différences de résultats entre filles et garçons en mathématiques s’accroissent à chaque grande étape d’orientation (CM2, 3ème, Bac,…).
    • A la fin du CM2, 90% des filles et 91% des garçons maitrisent les compétences de base en mathématiques.
    • A la fin de la 3ème, ce sont 87% des filles et 88% des garçons
  • Alors que les filles réussissent autant au Bac et autant en S que les garçons, elles ne sont que 15% à se diriger vers les CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles), pour 20% des garçons. On observe ainsi un déficit de légitimité des filles qui va en s’accentuant après le bac.
  • Les écoles d’ingénieur·e·s en France comptent moins de 30% de filles.

La menace du stéréotype

L’idée que les filles ne sont pas faites pour faire des sciences et des mathématiques est extrêmement diffusée par de multiples biais.Les stéréotypes sont présents partout, même dans certaines campagnes de promotion de la science destinées aux filles : ’Science : its a girl thing’.

Face à ces différences d’orientation, se pose la question des goûts personnels, mais aussi de la pression des pairs et la pression sociale que subissent les filles (et les garçons).

La question des différences de capacités cérébrales entre hommes et femmes ne se pose plus sérieusement depuis qu’a été démontré qu’il n’existe aucune différence anatomique entre les cerveaux féminins et masculins, ou du moins, qu’il existe autant de différences entre un cerveau masculin et un féminin qu’entre deux cerveaux masculins : il existe autant de différences intra-groupes qu’inter-groupes (cf. travaux de Catherine Vidal, directrice de recherche à l’institut pasteur sur la plasticité du cerveau). L’expérience et l’éducation jouent un rôle considérable sur la construction d’un cerveau compétent pour telle ou telle tâche.

Ces différences de choix et de comportements relatives au hommes et aux femmes seraient liées à la socialisation différenciée (le fait d’éduquer et de socialiser les filles et les garçons de manière différente en fonction de leur sexe). Pour Bernard Lahire, c’est une socialisation silencieuse, une transmission invisible de l’héritage sexué. Cela se fait par encouragement/découragement, coercition/incitation : on incite, on favorise une appétence pour telle ou telle activité, on valorise plus ou moins… On observe également un rapport différencié de l’adulte à l’enfant (l’expérience du pyjama jaune, Condry 1976) : un bébé habillé de jaune (ni rose ni bleu donc) pleure dans une salle. Des individus sont interrogés sur les causes probables de ces pleurs. Suivant que l’on parle du bébé en disant « il » ou « elle », les réponses sont différentes : « il » a faim ou est en colère/ « elle » est sale ou est triste, a besoin d’un câlin etc. (expérience réalisée sur de grands groupes et ayant montré des différences statistiquement significatives.)

Là où il est nécessaire de faire attention, c’est dans la réponse éducative apportée au problème, qui s’avère adaptée en fonction de l’interprétation. Par la suite, il est très difficile de rattraper ces écarts.

Pour Muriel Salle, le problème n’est pas que les femmes ne PEUVENT pas accéder à certains savoirs (notamment en sciences et dans les autres disciplines pourvoyeuses de pouvoir) qu’elles ne le DOIVENT pas. (Ex. Kant : « une femme qui saurait le grec (savoir éminemment utile politiquement à l’époque) serait si peu une femme ».) Ainsi, actuellement, les sciences dures sont davantage prestigieuses que les sciences molles, ouvrent la voie à des professions mieux payées dont les femmes se trouvent de fait plus exclues que les hommes.

Comme on l’a précédemment noté, il n’existe pas de différence significative à la fin de l’école en CM2 et au collège : filles et garçons sont presque à égalité en mathématiques. Seulement, quand un garçon se juge très bon en maths, 8 garçons sur 10 vont en S contre 6 filles sur 10. Cette différence peut être expliquée par le fait que les filles se sentent moins légitimes à suivre la voie scientifique.

Une autre explication à ce déficit est le phénomène de « la menace du stéréotype » (Steele et Aronson, 1995) : diminution des performances d’un individu à une tâche lorsqu’on lui a rappelé les faibles ou moindres performances d’un groupe auquel il appartient (ex : « les filles sont mauvaises en orientation », les filles qui ont entendu ce stéréotype et qui font l’exercice d’orientation vont moins réussir que celles à qui on n’a rien dit.) La différence de réussite est donc bien plus marquée entre les groupes quand le stéréotype est rappelé.

Certains stéréotypes génèrent de lourdes conséquences sur le devenir des étudiants et étudiantes lorsque les mêmes portes ne sont pas ouvertes à tou·te·s.

Ainsi, les filles ne sont pas douées pour les sciences ? Il suffit qu’elles le croient, que leurs parents et leurs professeurs le croient pour que ce soit vrai…


Echanges et autres interventions

Carole Plossu, directrice du premier cycle de l’Institut National des Sciences Appliquées (INSA) et Corinne Dorel-Flamant, maîtresse de conférences à l’INSA sont ensuite intervenues sur le sujet, plus précisément à propos de la mixité à l’INSA (école d’ingénieur post-bac.

Carole Plossu :

Beaucoup de chiffres corroborent effectivement les données de Muriel Salle.

Aujourd’hui, à l’INSA, les filles représentent 27% des 14000 candidats à l’entrée mais 40% des inscrits en première année car elles ont souvent de meilleurs dossiers.

Les différences s’opèrent également une fois à l’INSA : en première année, les filles sont plus nombreuses que les garçons à choisir les options « international » et « arts et études ».

Au bout de 2 ans, lors de la spécialisation, les choix sont également très différenciés. Les filles sont davantage attirées par les filières liées à la nature (biosciences, environnement…). La filière anciennement appelée « génie civil » attirait moins de filles qu’aujourd’hui depuis qu’elle a été renommée « génie civil et urbanisme ». L’informatique compte 10% de filles seulement.

On peut tourner le problème autrement et remarquer que les filles s’orientent vers des carrières plus variées que garçons. Donc les stéréotypes s’exerceraient davantage sur les garçons qui se censureraient eux-mêmes à ne pas effectuer d’études prestigieuses. Carole Plossu nous cite par exemple le cas d’un ancien diplômé, qui au bout d’une maîtrise a réalisé que son rêve était de devenir stewart.

Corinne Dorel-Flament :

Les femmes accèdent beaucoup moins à des postes de responsabilité, même après l’INSA. Les salaires des femmes diplômées de l’INSA se trouvent toujours inférieurs à ceux des hommes.

Comme en politique, une femme dans le domaine des sciences se heurte à des exigences plus fortes que les hommes, où rien ne leur sera pardonné.

Corinne Dorel-Flament espère donner aux jeunes et aux enfants une confiance en eux et elles, pour qu’ils et elles fassent leurs choix indépendamment des stéréotypes que la société tente de leur imposer.

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