Par Violaine Dutrop

Quand j’étais parent d’élève, j’ai passé des heures de conseils d’école sur le sujet de toilettes. Les enseignant·es soufflaient, impuissant·es, épuisé·es de revenir encore sur des dysfonctionnements jamais résolus.

J’ai écouté les plaintes et anecdotes de mes trois filles. Celle en maternelle qui, tiens c’est nouveau on n’a pas ça à la maison, découvre un urinoir dans un espace mixte mais déjà séparé en coin garçons et coin filles, elle s’assoit dessus pour faire pipi c’est à sa taille, mais on la somme d’aller sur les WC “pour les filles”, “ceux-là c’est pour les garçons”, donc eux éviteront de faire pipi assis puisque “c’est pour les filles”. Au CP impossible d’actionner la chasse d’eau, elle n’a pas assez de force, donc elle y va avec une copine, bien obligée, en plus elle va lui garder la porte elle ferme mal et elle a peur de rester enfermée. Celle qui rate la récré à cause de la queue aux toilettes mais c’est bizarre c’est pas pareil chez les garçons eux, ils courent dans la cour. Celle qui s’étonne “Mais pourquoi on peut pas aller dans les toilettes adultes à l’étage, c’est propre là-haut ?” Celle qui est traquée par deux filles qui escaladent pour la voir œuvrer par dessus les portes puisqu’elles sont ouvertes dessus et dessous, maman je veux plus y aller. Celle qui ne veut pas rester à la cantine parce qu’elle serait obligée d’aller aux toilettes, elle n’arriverait pas à se retenir toute la journée, d’ailleurs elle est stressée si elle ne parvient pas à y aller avant de partir de la maison. Celle qui prépare dans son sac ses serviettes périodiques et les petits sachets pour les jeter plus tard, sûrement à la maison, parce que les poubelles, quand il y en a, c’est Pouah !!! Celle, au lycée, dont la camarade de classe n’est pas classable aisément dans le genre féminin, à qui des filles demandent ce qu’il fait là, ce garçon, dans les toilettes des filles.

L’enseignante de maternelle avoue fournir elle-même le papier toilettes et les savons en fin d’année, parce que la dotation budgétaire est déjà dépensée, les enfants ont gaspillé toute la réserve en déroulant tout par terre et puis en versant tout le savon liquide dans les lavabos, maintenant il n’y a plus de consommables, mais elle enseigne l’hygiène alors on fait comment ? Il faudra attendre le 1er janvier a dit la mairie. La directrice d’école parle tout le temps de l’odeur, son bureau est à côté des toilettes des élèves, du jet d’eau nécessaire tous les jours, c’est imprégné, de l’équipe municipale qui ne met pas de moyens sur le sujet, il faudra attendre le prochain plan triennal ou quelque chose comme ça, s’il vous plait les parents aidez-nous. Au collège tout pue, tout est sali, donc sale, les filles s’enferment aux toilettes pour être tranquilles au moins les cloisons vont jusqu’en haut, mais avant elles ont pris du papier du côté garçons, elles, y en a jamais assez et il n’y a que quatre cabines chez les filles pour un collège de 450 élèves ! Au lycée le proviseur respire, il a enfin réussi à faire changer des portes défoncées par les élèves, mais pourquoi tant de dégradations dans ce lieu ?

Avant que les problèmes soient traités, en tant que parents, on a le temps de voir sortir ses enfants de l’école pour rejoindre l’établissement suivant, ce qui va bien sûr avec un changement d’interlocuteur. C’est comme si on ne voulait pas de suivi, de continuité, un éternel recommencement, une accumulation de problèmes que l’école – en lien avec les collectivités qui l’équipent en moyens matériels et auprès desquelles il lui faut mendier sans cesse – participe à créer elle-même. Comment ? En ne concevant pas ces lieux comme un espace de droits garantis, de dignité assumée, d’intimité préservée, d’égalité assurée, d’éducation comme tous les autres, de respect garanti, d’expérience écoutée. J’ai souvent eu l’impression que mon découragement parental arrangeait l’institution. Quel temps perdu… On passe de la municipalité au Conseil Général puis à la Région. Et on recommence…

à L’institut EgaliGone, nous revenons souvent sur le sujet pour encourager les pratiques éducatives égalitaires. Tout a commencé par la lecture de l’analyse du sociologue Erving Goffman, dans L’arrangement des sexes. Il souligne les présupposés de différence et de hiérarchie des sexes qui justifient la non mixité des toilettes dans certains lieux publics. En saisissant les effets sociaux de cette division sexuelle institutionnelle, on comprend que se joue la fabrique de la domination masculine et de la culture du viol qu’elle instaure pour perdurer. A mon niveau, j’ai donc pris la parole dans l’animation de formations, fait des analyses d’images, créé des discussions sur les signalétiques, souvent sexistes avec la table à langer du côté des femmes, sur la symbolique différenciante et hiérarchisante de la séparation des sexes alors que dans nos domiciles c’est un lieu mixte et sans urinoir, où l’intimité est préservée, avec souvent de quoi se laver. J’ai suscité des sourires et des levers de sourcils puis des questionnements sur la portée symbolique et les effets pratiques des positions assis/debout, donc dominé/dominant dans notre socialisation. J’ai parlé du temps de passage aux toilettes, plus important pour les femmes qui ont leurs règles et doivent se déshabiller et se rhabiller davantage, des porte-manteaux manquants, des lavages impossibles, des besoins humains non respectés. J’ai soulevé la question de qui nettoie ces lieux. Nous avons fait des propositions sur le sujet dès la crèche en 2012. En 2017, on a publié un article sur la transidentité et les toilettes, car c’est la mixité qui est inclusive. En 2020, au moment des élections régionales, on a fait des suggestions pour le lycée, incluant la mixité aux toilettes. En 2022, on a partagé l’analyse de Cécile qui fait des suggestions sur les lieux d’aisance à l’école. En 2023, j’ai été interviewée, avec deux chercheuses dont j’ai découvert le travail, par la journaliste Béatrice Kammerer pour la Revue L’école des parents pour son article “Malaise aux petits coins”. Nous avons aussi publié une note de lecture sur le livre très pertinent d’Edith Maruejouls “Faire je(u) égal”, dont nous suivons les travaux de géographe de l’espace public… et donc aussi de la cour de récréation. Elle prône des toilettes mixtes, comme l’anthropologue Agnès Giard. La séparation des sexes, comme je l’ai exprimé dans mon récit “mauvais mélange” qui retrace une discussion avec une enseignante en 2009, c’est la base des inégalités. Mais elle est tellement intégrée comme normale dans ce domaine que mêmes les élèves souvent la valident, puisqu’ils et elles ont développé des bénéfices et libertés dans ces espaces séparés de l’entre-soi. Que penser d’une école où malgré tout ce qu’elle produit de sexiste et d’inégalitaire, la non mixité aux toilettes est défendue – souvent par des collégiennes – parce que c’est là “qu’on est tranquille” ?

A titre personnel, j’ai pris des notes et des photos, vu des reportages, lu des articles, des livres, repéré des scènes dans des films. Je me suis souvenu de mon dégoût lors du nettoyage des toilettes du fastfood dans lequel j’ai travaillé un été. Je me suis intéressée aux toilettes mobiles lors des festivals, à la signalétique émancipatrice des “toilettes non genrées” au théâtre lyonnais de la Croix Rousse, et me suis retrouvée sans le vouloir du côté des urinoirs en me demandant comment je me sentirais de croiser en sortant une personne en cours de miction. Dans certains lieux publics, engagés ou non, la non mixité n’est pas systématique. A un collègue qui travaillait sur la signalétique en milieu urbain, j’ai répondu que l’important selon moi était d’équiper les toilettes pour toustes, avec une intimité systématiquement préservée (pas d’urinoirs ouverts donc) et de décrire cet équipement sur un pictogramme. D’ailleurs, les personnes à mobilité réduite n’ont pas de sexe dans l’espace public : elles ont un fauteuil et des besoins particuliers. Dans mon récit Comique pour qui ?, je partage une indignation face à une signalétique sexiste – mais humoristique hein, ça va passer – dans un restaurant. Quant à mon texte Spectacle de rue, il décrit ma réaction face à un homme qui se soulage, tout simplement c’est évident, sur le mur d’en face au moment où je sors de mon travail (paru dans Le pouvoir insidieux du genre, 2021). J’ai donc offert des pisse-debout aux femmes et filles de mon entourage. J’ai aussi lu le livre passionnant de Julien Damon Toilettes Publiques, qui déplore les inégalités de genre à l’œuvre dans la conception, les usages, l’aménagement et la séparation des toilettes. Et puis j’ai lu sur l’expression et la production de la domination adulte (merci à Christine Delphy pour ce concept) et vu le lien évident avec le processus de construction de la domination masculine. Enfin, la lecture récente de l’ouvrage Les petits coins à l’école, aux éditions Erès, m’a enchantée et outrée à la fois. Il fait état d’une recherche menée par Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier. Voici quatre personnes qui ont fait un travail sérieux et précieux sur un sujet sérieux.

Dans sa politique des toilettes – car une non politique est une politique – l’école met en place dès la petite enfance une dynamique d’oppression, à commencer par la domination masculine. Premièrement, la séparation des espaces et la distinction des équipements selon le sexe de naissance dès la maternelle ou au plus tard au CP, instituent une sexualisation précoce des enfants et un présupposé d’hétérosexualité qui place l’homosexualité comme déviante. Ce faisant, elle œuvre explicitement à la socialisation genrée des enfants qui a pour effets logiques de créer des comportements genrés (faire pipi en position assise versus debout, se cacher versus s’exposer, relationner entre pairs du même sexe dans un espace versus y passer le plus brièvement possible, etc.), des préjugés sur “l’autre sexe” dont l’espace et les usages sont fantasmés (qui salit davantage, qui est plus propre, qui se regarde dans le miroir, que font les filles qui ont leurs règles…), du sexisme, de l’homophobie, des violences de genre. Deuxièmement, avec des aménagements insuffisants, inadaptés et mal entretenus, qui ne garantissent pas l’intimité de chacun·e, elle dénie aux enfants leurs droits à la dignité, au respect de leur corps et du corps des autres (la base du consentement, ce qui s’ajoute aux risques de violences de genre), à se soulager lorsqu’ils et elles en ont besoin. Ce qui ne peut que conduire à des endroits peu respectés et à des problèmes de santé à une échelle… phénoménale et pour de longues années. Troisièmement, en séparant les commodités des adultes et celles des enfants, l’institution scolaire instaure et banalise la domination adulte, qui dénie aux enfants le droit d’être considéré·es comme des personnes à part entière : peu d’adultes tolèreraient le mépris que les enfants subissent chaque jour en se rendant dans ces lieux de malaisance. L’école instaure donc (quelquefois en prolongement de l’appris familial, mais pas toujours) ce contre quoi elle est supposée lutter. Et ensuite elle s’étonne des effets de l’instauration de la longue liste des prophéties auto-réalisatrices. Et elle a besoin de moyens – qu’elle n’a pas non plus – pour y remédier.

Mon intérêt pour ces lieux méprisés, producteurs de déchets du corps quand l’école se concentre sur l’esprit, ne cesse de croître. Leur évocation prête souvent à sourire malgré l’évidence de son sérieux. Car s’y joue une construction des rapports de domination, dans l’intime des corps et de leur considération. Ainsi, les toilettes sont un sujet hautement politique. D’ailleurs, j’ai appris avec bonheur et curiosité, dans Les “petits coins” à l’école, que des établissements alternatifs pensaient le sujet de manière éducative : adultes et enfants partagent en mixité les mêmes lieux, et même leur entretien !

Sans relâche, je veux amener chaque parent, chaque enfant, chaque membre de la communauté éducative et des équipes d’entretien à réclamer que ces lieux et leurs usages soient pensés afin de les faire républicains, parce qu’ils en sont très très loin.