Nous avons assisté à l’ENS de Lyon à une demi-journée du colloque de deux jours intitulé Love is blind ?, sur le passionnant thème de l’amour (discipline : littérature), qui a notamment traité de la production culturelle et de son effet sur l’amour des jeunes.

La session 6, première de l’après-midi du 13/02/24 a pour thème « À l’ammoniaque : Sexisme et violence dans la culture populaire ». Elle fait référence au mythe de l’amour romantique, toujours présent dans la littérature mais aussi dans l’univers culturel des ados. (La référence à la chanson A l’ammoniaque de PNL est donnée dans le titre et dans l’introduction).

La session démarre par LIPMAN Ada – « Mourir d’amour : une atténuation de la violence dans les adaptations cinématographiques de la pièce de théâtre Anarkali. Elle l’analyse des différentes adaptations d’une pièce indienne sur la figure légendaire d’Analkali qui, pour avoir aimé et suscité l’amour d’un prince alors qu’elle n’était que servante, est punie et dont les souffrances sont érotisées. Les versions oscillent entre le renoncement à l’amour et son emmurement vivante. La femme paye (jusqu’à mourir) pour l’amour qu’elle ressent, l’amour qu’elle suscite et pour la transgression sociale.

Trois autres sujets suivent : la dark romance, les chansons écoutées par les jeunes et la bande dessinée de Bastien Vivès.

SUJET 1 : Magali Bigey : « Via les Booktok de Dark Romance : analyses en réception et prescription d’un genre qui conjugue maltraitance et amour »

Magali Bigey fait une intervention tout à fait passionnante sur le phénomène de la Dark Romance qui a pris de l’ampleur depuis le confinement, avec des comptes dédiés qui font de la prescription de lecture de ce genre qui conjugue maltraitance et amour. Le ressort principal est l’érotisation des violences. Magali Bigey propose une analyse de la réception et de la prescription de ce genre, sur TikTok en particulier (existe aussi #bookstagram et #booktube), dont l’engouement est tel qu’il a influencé notablement le monde de l’édition : tous les éditeurs ou presque s’y mettent. Le mépris pour ce genre s’effrite au fur et à mesure que les ventes progressent… Par ailleurs, le genre a développé les Trigger Warning, ce qui protège le lectorat mais a un effet pervers : donner envie d’y aller !

Les deux titres les plus connus sont Captives (de Sarah Rivens) et 365 jours (de Blanka Lipuska), l’éditeur phare est Hugo & Cie. L’histoire se passe toujours dans un environnement malsain où l’homme est maltraitant (situation de violences physique, psychologique ou sexuelle), avec, toujours et c’est très important, une fin heureuse. Captives 2 s’est hissé en 1ère place des ventes en une semaine. Les lectrices (car ce sont surtout des lectrices) sont choquées mais captivées : on veut bien lire des choses horribles mais il faut que ça se termine bien. L’intervenante insiste que le fait qu’il faille questionner la consommation par les femmes de récits de violences. Sans doute qu’elles se confrontent aux violences qu’elles subissent dans la vraie vie, mais cette fois, dans l’espace safe de la lecture.

A noter : Les hauts de Hurlevent (relation toxique) a connu une montée des ventes depuis que cette lecture est évoquée dans un ouvrage de dark romance.

Pour se rassurer :

  • Certaines se rebellent contre les scénarios de dark romance.
  • Le recul critique est important ; l’acte de lecture est désolidarisé de la réalité du couple.
  • Si de nombreuses filles semblent érotiser la prédation, ce n’est pas dans l’ADN !! En témoigne la notion de consentement, très ancrée à 14-15 ans, par les filles et les garçons.

Remarque : Quand des libraires ou des bibliothécaires demandent à Magali Bigey, devenue spécialiste de ces ouvrages, que faire quand des ados veulent lire de type de livre, elle répond : « Ils sont à proposer dans le rayon adulte, et on ne le prête pas aux ados sans que les parents soient au courant ».

SUJET 2 – RESTIVO Léa et LELAURAIN Solveig – « « Il vivait pour elle, elle pouvait mourir pour lui » : Représentations sociales de l’amour, mythes de l’amour romantique et rapport aux violences conjugales dans les chansons écoutées par les jeunes »

Léa Restivo, psychologue sociale à l’Université d’Aix-Marseille, mène une étude (3ème année, l’étude est en cours) avec Solveig Lelaurain, sur les mythes de l’amour romantique et les violences conjugales dans les chansons écoutées par les jeunes.

Les enquêtes montrent qu’une très forte proportion de filles de 12-24 ans ont vécu des violences (sondages des Petites Glo, enquête Virage notamment). Or les jeunes constituent un angle mort des politiques de santé publique. Des facteurs sociétaux expliquent ces violences mais il y a très peu d’études sur le sujet.

Le mythe de l’amour romantique a imprégné les 20ème et 21ème siècle, avec un discours prescriptif qui mêle sentiment et comportement. Il se définit ainsi : 1) L’amour peut tout dépasser, 2) Il n’y en a qu’un seul, 3) L’exclusivité et la jalousie sont valorisées, 4) Il est éternel. La littérature, les films, les dessins animés en sont imprégnés : Twilight, Aladdin, 50 nuances de grey, etc. Dans l’enquête, une victime de violences conjugales exprime que « pour mettre fin à ce mythe, il faudrait supprimer 90% des chansons ! » Une seule étude existe sur le sujet, dans le contexte espagnol.

Un corpus de 230 chansons, dont le thème est l’amour, a été défini à partir de plateformes de streaming (hors Deezer et Spotify) et des radios Skyrock et NRJ, les plus écoutées des jeunes. Dans un second temps, on aura les résultats d’une enquête en cours sur les relations intimes de collégien·nes et sur la réception des textes de ces chansons par les jeunes.

Les premiers résultats montrent que :

  • Ce sont en majorité des hommes qui chantent (pop et rap)
  • Dans la représentation des relations intimes et affectives, le cadre de l’amour romantique est prégnant, avec une vision un peu dés-idéalisée et un rapport aux autres qui inclut des violences
  • Le mythe de l’âme sœur est fort, comme une évidence, avec la jalousie (exclusivité) comme corollaire ; l’amour justifie le « prêt·e à tout » (même mourir), qui fait référence explicitement à la violence, avec une co-existence régulière de la haine avec l’amour.

Caractéristiques récurrentes :

  • « Le/la nôtre », « la mienne » (ex. de Djadju) : valorisation de la jalousie et de la possessivité
  • légitimation de la violence (Soprano, Zaz, Djadju, Vitae & Slimane)
  • coexistence haine-amour (Eva, Coeur noir / Rosa, Gradur / Notif, Shayn / Trop beau, Lomepal)
  • stéréotypes de genre très marqués du côté des femmes

SUJET 3 – JULIA Pauline : « L’amour dans les yeux de Bastien Vivès, ou la levée du voile sur
les violences sexistes et sexuelles dans la bande dessinée »

Pauline Julia, présente son travail sur « L’amour dans les yeux de Bastien Vivès ».

Avant d’être controversé, c’était un auteur de BD adoré. C’est l’un des premiers auteurs à parler d’amour hétéro en BD. Son oeuvre fait l’objet d’un regard critiques de féministes (dont Collectif des créatrices de BD contre le sexisme), qui vise les productions culturelles comme véhicule de croyances et de normes.

  • Dans Polina (2011), l’auteur met en scène la relation entre un enfant et son professeur de danse.
  • Dans Elle(s) (2007), une jeune et belle Charlotte est suivie par un vieux et moche Renaud pendant plusieurs jours dans les transports. Elle finit par répondre par des baisers (à du harcèlement de rue, donc), ce qui est une érotisation de la domination. Les corps féminins sont érotisés.
  • Dans Le chemisier (2018), tous les hommes regardent l’héroïne depuis qu’elle porte ce chemisier (notons que la seule personne noire est un agresseur). C’est un scénario-type du fantasme du viol (contrainte et plaisir malgré soi).
  • Dans « Dans mes yeux », le scénario va de la rencontre avec une étudiante jusqu’à la rupture. Il y a peu de place à la subjectivité de l’autre, le regard masculin du narrateur est un prisme dominant.

Dans le travail de Bastien Vivès, une femme ne se réaliserait que dans la séduction. Son œuvre a fait l’objet de détournements (Laetitia Coryn a détourné des dessins érotisés) et de critiques (Emma Clit a fait un post pédagogique). La sphère féministe est devenue une communauté critique : Le festival d’Augoudou, A coups de cases et de bulles, Tant pis pour l’amour… Le commentaire des œuvres prend de l’ampleur pour y repérer le sexisme.

Compléments dans les questions-réponses à l’issue de la table ronde :

  • Pour que les choses changent, il faut 3 choses : des femmes en position de pouvoir, qu’elles soient nombreuses et qu’elles soient féministes.
  • Pour les ados qui ont 15 ans aujourd’hui, quand le mouvement #MeToo est connu, c’est « un truc de boomers », parce qu’elles n’avaient que 8 ans en 2017…