Lumière sur… Filactions
Sasha est allée rencontrer Marion Ghibaudo, responsable prévention/festival, et Maryvonne Bin-heng, présidente de l’association Filactions qui fait de la prévention et de la sensibilisation sur les violences faites aux femmes, notamment les violences conjugales.
Maryvonne Bin-Heng, pouvez-vous revenir sur votre parcours et sur la naissance de Filactions ?
J’ai fait des études en sciences politiques et en sociologie, à l’Institut social, puis j’ai commencé à travailler auprès des réfugiés, en lien avec l’Hôtel Social pour les réfugiés. A l’époque j’étais particulièrement touchée par les réfugiés qui fuyaient ce qui se passait au Cambodge avec les Khmers Rouges. Un jour, une amie travaillant à FIL me proposa d’aller être figurante avec elle dans un film. FIL est une grande association de 12 salarié·e·s, créée en 1981 après l’élection de Mitterrand. Elle est située à Saint-Fons et propose un accueil, une écoute et un accompagnement à plus de 2000 femmes subissant des violences par an. Nous sommes allées faire les figurantes pour le film « Je t’ai dans le peau », qui retrace l’histoire d’une femme, ancienne religieuse souhaitant créer une section femme à la C.G.T. car elle estime qu’on ne leur accorde pas une position égalitaire, et qui se suicide le soir de l’élection de Mitterrand. Après cela, mon amie m’a parlé d’un poste qui se libérait à FIL, où j’ai postulé et j’ai été choisie.
A quel moment est née Filactions ?
Filactions est née plusieurs années après, en 2008. Actuellement 66 associations sont regroupées dans la Fédération Nationale Solidarité Femme et proposent de l’accueil, de l’écoute et de l’hébergement. Beaucoup de ces associations font de la prévention et de la sensibilisation mais nous sommes la seule dont c’est la spécialité. A Lyon il y a FCI, Femmes contre les Intégrismes, qui dénonce la violence des intégristes vis-à-vis des femmes. A FIL, on propose des formations pour les professionnels, les pompiers, les policiers par exemple ; mais le gros de nos activités est tourné vers l’accueil et l’écoute et l’hébergement de femmes ayant subi des violences. On avait donc dans l’idée de créer une autre association, spécifiquement dédiée à la sensibilisation et la prévention. La démarche est d’aller vers le public, plutôt que d’attendre que le public vienne à notre rencontre. Aller sensibiliser à la violence en amont, plutôt que d’attendre que les femmes viennent nous rencontrer à l’association une fois qu’elles ont subi ces violences. A l’époque il n’y avait pas assez de sensibilisation, et pas de rencontre avec le grand public. On voulait faire en sorte que les gens sachent que les violences existent et qu’il y a des moyens d’être aidé. Les formations existantes étaient destinées aux professionnel.le.s, mais aucune action de prévention n’était faite pour les particuliers ou les collégiens et lycéens.
Qui a créé Filactions ?
C’est Arlette Sauvage et moi-même qui avons décidé de créer Filactions. Arlette avait demandé à passer du temps à FIL puis, au fur et à mesure de ce qu’elle apprenait lors de ses rencontres avec les femmes ayant subi des violences, elle s’est dit : « il faut que les gens sachent !». A l’époque, on parlait très peu des violences conjugales. Elle a réalisé un documentaire « La vie voyez-vous » à partir du vécu de ces femmes, qui devait être le premier volet d’un triptyque. Elle avait prévu de réaliser deux autres documentaires : un sur les hommes auteurs de violence, et un sur les enfants ayant grandi dans des contextes de violences conjugales. Elle est malheureusement décédée entre-temps et n’a pas pu finir son projet. C’est avec elle qu’a été décidé de la création de Filactions.
On a commencé à arpenter la ville en bus rose ! Des bénévoles nous ont repeint un bus TCL. C’était un bus info santé que la ville nous avait prêté, conduit par des bénévoles. L’intérieur avait été aménagé par l‘architecte Jean Nouvel, les gens entraient par l’avant, pouvaient prendre des documentations, et ressortir à l’arrière. Il y avait même un vidéomaton où les gens étaient filmés et pouvaient témoigner des violences subies. Je me rappelle par exemple d’un homme, un jour où l’on était à Hôtel de Ville, qui disait vouloir former une association de conjoints de femmes ayant été violentées. Il subissait des pressions de la part de l’ancien conjoint violent de sa compagne et racontait que plusieurs de ses amis étaient dans cette situation. On faisait le tour de la région avec notre bus ; notre objectif était de sensibiliser, prévenir et informer les gens. Il était difficile de le conduire et on a eu beaucoup de problèmes techniques, un jour on nous a même siphonné l’essence de notre réservoir. Quelles aventures…on rigolait bien ! Ça a duré 3-4 ans, jusqu’à ce qu’on fasse un contrôle technique. Faute de moyens suffisants, nous n’avons plus pu l’utiliser.
Marion Ghibaudo, vous êtes la responsable prévention/festival. Quelles sont les actions que propose Filactions aujourd’hui ?
Les actions principales de Filactions sont la sensibilisation dans les collèges et lycées, ainsi que les rencontres avec le grand public. La rencontre avec le public est organisée à travers le festival Brisons le Silence autour du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. La toute première édition du festival était une soirée-concert. Aujourd’hui le festival dure au minimum une semaine et comprend de nombreuses choses. Il y a un happening : des femmes et des hommes habillé.e.s en blanc et avec un masque blanc portent des pancartes où est inscrit un mot faisant référence à une violence, comme « insultée », « humiliée », « violée ». Avant, nous faisions une lecture des prénoms de femmes décédées dans le courant de l’année et à chaque histoire, chaque prénom, une personne en blanc s’effondrait, représentant ainsi le décès de la personne. Ces dernières années, nous faisons une explication au mégaphone du « pourquoi le 25 novembre », et on parle du 3919, numéro d’appel pour les femmes victimes de violence. En 2013, on était une soixantaine à la part-dieu, et à chaque lecture cinq ou six personnes s’écroulaient. C’est très impressionnant visuellement. Nous dessinions les contours du corps à la craie. [Maryvonne] : Une autre année, il y avait eu 148 femmes décédées. Nous avions gonflé 148 ballons à l’hélium et nous demandions aux gens dans la rue d’y accrocher des petits mots, cela avait plutôt bien marché. Puis nous avons lâché tous les ballons d’un coup, tous ensembles. Nous essayons de faire des évènements visibles lors du festival. Nous avons eu plusieurs fois une batucada qui nous accompagnait, avec les tee-shirts « Brisons le silence », ou encore un groupe de hip hop ou de slam. Chaque année nous organisons quelque chose.
[Marion] : Tout au long de la semaine du festival, nous organisons divers évènements. Cette année, nous pensons peut-être louer l’exposition Héro-ïne-s de Lyon BD, diffuser un film de Miyazaki ; il y aura le happening avec les personnes en blanc, bien sûr. Et la création de la fresque 3919 remplie de témoignages, de dessins, de couleurs.
Est-ce que vous avez d’autres moments de rencontre avec le grand public ?
Les rencontres avec le grand public sont surtout centrées autour de la semaine du 25 novembre Parfois nous organisons des évènements pour le 8 mars, la journée mondiale des droits de la femme, comme des visites guidées thématiques sur les Femmes de Lyon, en partenariat avec le master EGALES. Nous proposons un parcours sur la presqu’île de Lyon dans lequel nous passons par des lieux où vivaient une cheffe d’orchestre, une poétesse, etc. Nous retraçons l’histoire de Lyon à travers des histoires de femmes célèbres, aussi bien de l’antiquité que d’autres époques, telle Sainte Blandine à l’amphithéâtre, ou encore les ovalistes, qui ont fait la première grève de femmes. Les ovalistes étaient les femmes qui traitaient la soie avec une pierre ovale, d’où leur nom. C’était des femmes pauvres de la ruralité, entassées dans de grands dortoirs insalubres et payées trois fois moins que les hommes. Elles se mirent en grève en réclamant une augmentation, non pas pour atteindre un niveau de salaire égal à celui des hommes, mais pour vivre dans des conditions moins désastreuses. Pour celles et ceux qui souhaitent participer à ces visites, il n’y a pas de cadre formel, il faut se tenir informé. Les personnes intéressées peuvent nous envoyer un email pour nous demander, mais il est vrai que pour l’instant cela reste basé sur du bouche à oreille. Ces visites sont très riches et intéressantes ; elles permettent de connaitre sa ville de manière différente et de réapprendre notre histoire à travers des personnages féminins, une version souvent oubliée. Dans le même esprit, nous pourrions peut-être créer un jeu de l’oie avec des noms de femmes de Lyon, sur la même idée que ce jeu de 7 familles de l’association les Femmes et la Ville à Marseille retraçant le parcours de femmes ayant vécu à Marseille.
Par rapport à vos actions de prévention et sensibilisation, pouvez-vous décrire une intervention-type ?
Pour voir l’article détaillé sur l’intervention-type, cliquer ici.
D’après le guide de préparation 2013 disponible sur le site de Filactions, voici le déroulé d’une intervention :
Nous travaillons avec chaque classe pendant deux heures.
Dans un premier temps : Nous diffusons « Adriana, mon amour », un court métrage. Avec ce court- métrage nous abordons :
- violence verbale (insultes, menaces)
- violence physique
- violence psychologique (contrôle de l’autre, harcèlement, humiliation)
- la définition de la violence et ses conséquences.
Dans un deuxième temps : Nous proposons aux jeunes des cas pratiques. Les adolescent-e-s sont réparti-e-s en petits groupes et doivent réfléchir à un cas donné. Lors de la mise en commun, nous parlons de la loi, des démarches pour aider une victime de violence conjugale et des violences sexuelles. Nous abordons également les stratégies possibles pour éviter la violence dans une relation amoureuse.
Lors de vos interventions, avez-vous noté des attitudes différentes de la part des filles et des garçons ?
Les argumentaires peuvent être différents, notamment sur le contrôle de l’apparence. Mais tout est subjectif et dépend des groupes. Personne ne nie, mais certains garçons se défendent disant qu’il existe aussi des hommes victimes de violence et que tous les hommes ne sont pas des agresseurs. Je réponds que la violence n’est pas différente, qu’elle peut détruire la personne de la même façon dans les deux cas, mais qu’elle ne s’inscrit pas dans le même contexte. Historiquement, il était inscrit dans la loi qu’un homme pouvait tromper sa femme, lui imposer d’avoir des rapports sexuels, et la corriger. Aujourd’hui encore des hommes pensent qu’ils sont supérieurs et qu’il leur revient de dire ce qui est bon ou non pour leur femme. Alors que les femmes vont être violentes en tant qu’individu, cette attitude ne s’inscrit pas dans un contexte général légitimant la violence des femmes envers les hommes. J’ai parfois certains élèves qui sont véritablement dans le rejet ou la provocation « c’est bien normal de frapper sa femme ». Dans ces cas-là, je choisis d’arrêter le débat, car nous ne sommes plus dans une situation d’écoute mutuelle. Parfois quand la provocation va trop loin, je dois expulser l’élève, mais cela reste rare, en deux ans, j’ai dû faire à peine quatre expulsions. Et elles concernent souvent des garçons.
A la fin de la séance, j’ai très souvent des jeunes qui viennent me voir. Au moins un.e jeune toutes les deux séances. Souvent ce sont des jeunes femmes qui subissent des actes de violence ou dont la copine subit des violences dans son couple. La majorité des violences concernent les relations amoureuses, et à peine 15-20% me parlent de violences dans leur famille.
Avec-vous vécu une anecdote particulière avec un.e élève ?
Oui, j’ai eu une expérience touchante et assez difficile dans un lycée dont la thématique de la violence dans les relations amoureuses avait été choisie par les lycéen.nes eux.elles-même. L’assistante sociale suivait une lycéenne du lycée professionnel qui subissait des violences, et lui a demandé si elle souhaiter participer aux sessions. La jeune hésitait ; ses parents étaient au courant qu’elle subissait des violences. Le plus important étant de garder le lien et la confiance, ils ne craignaient qu’une chose : qu’elle arrête ses études et qu’elle s’isole auprès de cet homme. Elle était mordue jusqu’au sang, son compagnons la harcelait, contrôlait son portable, lui parlait mal, et en plus il se positionnait en tant que victime. Elle a souhaité me rencontrer en entretien individuel, et je suis allée la voir entre midi et deux. Je lui ai expliqué ce que je faisais avec les jeunes et ce que sont les violences conjugales, etc. Nous sommes restées ensemble pendant 1h15. A la fin elle m’a dit « je vous remercie parce que vous avez mis des mots sur ce que je n’arrivais pas à exprimer ». Je lui ai proposé de venir à mes interventions en tant qu’observatrice, dans un contexte un peu plus global « si tu veux voir ce que les autres en pensent ». Et elle est venue. Pendant cette séance je pesais mes mots… mais je ne voulais pas non plus nier certaines choses, il faut que les choses soient dites. Je lui avais dit avant « si tu te sens mal, tu te lèves et tu sors ». Mais il y a eu un imprévu : une autre jeune a craqué pendant l’intervention et est partie en larmes, tremblante. Elle a été prise en charge par le CPE et à la fin de cette même séance, des jeunes sont venu.e.s me demander conseil pour savoir comment l’aider et comment faire. Je leur ai dit que le plus important est de garder le lien et de se rapprocher d’associations, puis j’ai rappelé le rôle de l’assistante sociale et du CPE. C’était une séance très intense ! Dans ce lycée les interventions fonctionnent bien, il y a un lien très fort entre les jeunes et Filactions. Peut-être parce que ce sont les lycéen.ne.s eux.elles-même qui choisissent leurs intervenant.e.s. A la fin de la séance, cette jeune fille m’a remerciée « ça m’a permis de prendre conscience de plein de choses. Ce que vous faites c’est bien. Avant je n’étais pas sure, maintenant je sais ». C’était très intense pour moi. C’est une belle fille qui a tout pour elle, elle est bonne à l’école, elle fait du sport. Il ne faut pas qu’elle lâche ses études, mais je crois qu’elle va s’accrocher, elle a ce projet de vouloir travailler avec la petite enfance. Et elle n’imagine pas son compagnon comme le père de ses enfants, elle aurait trop peur qu’il les violente. Souvent les gens pensent que si une femme reste avec le même homme, c’est qu’au final elle aime bien cela. Mais les situations sont très complexes.
Ce qui est très difficile en tant que professionnelle, c’est le sentiment d’impuissance. Nous sommes là pour libérer la parole, mettre des mots sur des situations de violence, mais le reste est un processus très long sur lequel nous n’avons pas nécessairement de prise. Un jour, l’infirmière m’a demandé de revenir après une séance car une jeune fille voulait un rendez-vous individuel. Elle avait menti au juge en disant que sa mère était violente, alors que c’est son père qui l’avait forcé à dire ça. Il s’agissait d’une élève brillante mais son père les terrorisait. L’intervention avait permis de libérer sa parole. Je me rappelle aussi d’une fois où une fille est venue me parler de sa tante qui subissait des violences. Elle pleurait à chaudes larmes en me demandant « qu’est-ce que je peux faire ? ». Je lui ai répété qu’il était important de conserver le lien malgré tout. Mais sa mère ne voulait plus voir sa tante parce qu’elle souffrait trop de la voir comme ça. Je lui ai redit que ce n’était pas de sa faute, et rien qu’en parlant à sa tante et en faisant connaitre son histoire, c’est une aide. Mais oui, un grand sentiment d’impuissance parfois… .
[Maryvonne] : Lorsque je travaillais à FIL, je disais qu’on a le droit de ne pas tout savoir. Mais la seule chose qu’une femme doit sentir lorsqu’elle vient nous voir, c’est qu’elle peut revenir et qu’elle peut avoir confiance. S’il n’y a pas d’accroche, il ne faut pas la lâcher tant qu’il n’y a pas d’accroche. Comme ça elle sait qu’elle peut revenir. Parfois certaines nous disaient « vous m’avez dit ça il y a six mois ». Il faut au moins qu’elles soient sûres qu’elles peuvent avoir confiance en leurs possibilités, dans le soutien qu’elles peuvent avoir, et qu’il y a des espaces pour les accueillir.