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Il était une fois, un samedi midi ordinaire de l’année 2020, une famille française attablée composée d’une mère engagée dans des activités anti-sexistes, d’un père très attentif à cette question et curieux des savoirs et questionnements qu’elle partageait régulièrement avec lui, et de leurs plus jeunes enfants, deux filles âgées de 17 et bientôt 13 ans. L’heure du repas conduisait de temps en temps, à partir de vécus ordinaires mais toujours singuliers, qu’on avait pris l’habitude de livrer à cette occasion, à admettre l’importance de chaque détail du récit, puis à discuter de la portée de ce qu’il s’y était tramé.

La mère, ce jour-là, juste avant de se mettre à table, s’était vue submergée par une avalanche de souvenirs pas tout à fait endormis, imprégnés qu’ils étaient de l’indignation générée. Cette vague mémorielle s’était produite alors que son œil parcourait un texte paru à la fin du dernier numéro d’un formidable magazine auquel elle était abonnée de longue date, Femmes ici et ailleurs. L’article indiquait que des employeurs avaient eu à répondre plusieurs fois devant la loi des exigences illégales imposées à leurs salariées dans le cadre de leur fonction, concernant leur apparence ou leur tenue vestimentaire.

La mère s’était alors souvenue que petite, il lui avait été très tôt indiqué qu’assise, elle devait serrer les cuisses ou croiser les jambes. Adoption de la position de la décence. Adaptation. Qu’étudiante, elle avait partagé la colère d’une amie obligée par son employeur de porter une jupe pour un stage commercial consistant notamment à monter sur un escabeau pour mettre en rayon des bouteilles de soda. Qu’une fois embauchée dans une entreprise, une de ses responsables lui avait fait des remarques sur un pantalon dont les poches apparentes ne correspondaient pas à son idée de la tenue appropriée pour une femme travaillant dans un bureau. Qu’elle avait renoncé, salariée, à porter certaines tenues qui lui plaisaient pourtant, depuis que l’un de ses responsables – dont elle avait découvert avec stupeur en intégrant l’équipe qu’il appelait les femmes de son service « ma puce » – l’avait complimentée dans un ascenseur, malgré elle et sans témoin, de façon tout à fait inappropriée (Lui : J’ai très envie de te dire quelque chose, mais je sais que tu ne vas pas apprécier. Elle : Alors ne dis rien, c’est mieux. Lui : Je vais te le dire quand-même… J’aime vraiment beaucoup la façon dont tu es habillée aujourd’hui. Elle : Tu avais raison, je n’apprécie pas du tout, donc tu aurais mieux fait de te taire). Qu’elle s’était débarrassée depuis de cette tenue-là. Que son équipe de travail s’était indignée de la toute première note de service établie par le nouveau directeur, portant sur la prescription d’une tenue correcte dans toutes les fonctions, c’est-à-dire interdisant les débardeurs, les shorts et certains types de sandales. Que sa nièce avait travaillé à l’accueil d’une exposition américaine à Paris, qui imposait un code vestimentaire aux filles avec des prescriptions de maquillage incluant le port obligatoire de rouge à lèvres (ouf, sa nièce ne l’avait pas respecté). Que sa fille ainée était revenue du premier jour de 6ème indignée que l’enseignante, dans son interprétation libre de la tenue correcte exigée dans le règlement intérieur, ait désigné les débardeurs comme interdits aux filles… mais autorisés aux garçons. La liste aurait pu s’allonger considérablement.

La mère attablée lança donc le sujet, en résumant son intéressante lecture à voix haute. Une vague de récents souvenirs adolescents, concentrés au collège, déferla alors dans les propos de ses enfants. Voici le plus marquant de tous. La cantine d’un lycée voisin de la ville accueillait les demi-pensionnaires du collège. Un jour, une jeune collégienne de 13 ans environ, habillée en short et très attirée par les garçons du lycée, qu’elle approchait souvent, fut rappelée à l’ordre par une personne de la vie scolaire qui surveillait le groupe. Il lui fut explicitement demandé de ne plus mettre de short. Dès son retour au collège ce jour-là, la collégienne s’en plaignit à la vie scolaire : puisqu’elle n’avait plus le droit de porter de short, toutes les autres filles devaient aussi se le voir interdire. La plus âgée des filles présentes autour de la table familiale, collégienne à l’époque et témoin de la scène, avait donc été convoquée. Cependant elle perçut mille précautions et beaucoup de gêne dans le ton de l’adulte. Elle fut invitée à écarter cette tenue de sa garde-robe scolaire, au motif que ce qui était valable pour l’une l’était aussi pour les autres, mais elle comprit que le short en lui-même ne posait en réalité pas problème… Elle demanda alors simplement des justifications à Madame la Conseillère Principale d’Education, présumant difficile le maintien de cette position, au vu de ses observations. s’habillait tout à fait librement. Effectivement, il ne fallut que peu d’arguments pour la convaincre et l’interdiction fut assez facilement levée.

Contrôle des corps… et contrôle de la sexualité. Point de désir féminin acceptable. Ce qui avait gêné l’adulte était sans doute le comportement de la collégienne. Répression du désir féminin. Quelle aurait été la réaction de l’adulte si les places avaient été inversées ? Si un collégien avait approché ostensiblement des lycéennes ? L’aurait-on rappelé à l’ordre ? Ou aurait-on considéré, venant d’un garçon, ce comportement conforme à l’ordre ?

Les deux filles présentes autour de la table familiale avaient suivi l’actualité. La récente demande du Ministre de l’Education Nationale de porter une tenue républicaine dans le cadre scolaire avait obtenu une réponse vestimentaire rebelle des lycéennes ce 14 septembre 2020.

L’une d’elle dit alors : « Dire qu’au collège on nous demande de ne pas porter de short, mais qu’au travail les employeurs imposent des tenues spécifiques aux femmes pour qu’elles soient féminines ou sexy… ».

Le père répondit : « C’est vrai que cela semble complètement contradictoire… ça mériterait un vrai débat. »

Et la mère ajouta : « Au contraire… c’est logique. Dans les deux cas, il y a un contrôle du corps féminin. A l’école et dans beaucoup de familles, on pense comme une réalité immuable que les garçons sont détenteurs du désir sexuel et qu’il est incontrôlable pour eux. On enseigne par conséquent aux filles, très tôt et régulièrement, qu’elles sont sexualisables. On pense les protéger en les invitant à s’adapter : il suffirait d’un changement d’apparence ! Pour ce faire, on leur pose des interdits vestimentaires. Dans le même temps, on les tient pour responsables des comportements des garçons. Ainsi, on normalise la prédation sexuelle et le désir masculin incontrôlé. Une fois adultes, elles sont prêtes : préparées non seulement à être massivement sexualisées, mais aussi à se sentir honteuses et responsables des violences qu’elles subissent. »

Un bon magazine, un repas familial, une nouvelle occasion de démonter ce monde. La mère pensa alors que face à son envie constante d’un meilleur monde et à ses argumentations sans fin, un de ses proches disait souvent en plaisantant : « Quand vous aurez fini de défaire le monde, vous n’oublierez pas de le remonter. » « Oui, pensa-t-elle, nous le remonterons, mais pas à l’identique. Nous le modifierons sans cesse, jusqu’à ce qu’il devienne beaucoup plus juste. »